Après L’Enfant et les Sortilèges en 2016, l’équipe menée par Grégoire Pont propose sur la scène de l’Opéra de Lyon une représentation féérique de L’Heure espagnole. Héritières des machineries complexes de l’opéra de jadis, les projections vidéo et l’animation numérique poursuivent avec des moyens modernes la même volonté de créer le rêve et l’illusion. Le pari est réussi, d’autant que l’abondance de couleurs et d’images, jamais gratuite, est liée étroitement à la richesse musicale de la partition.
Derrière un tulle, l’orchestre, que l’on voit lors des premières mesures, au son des trois métronomes réglés sur des tempi différents, est placé sur la scène, derrière les chanteurs. Le décor physique est réduit au strict minimum – escaliers à jardin et à cour, une table et une chaise au centre, quelques caissons qui figurent les horloges – puisque l’essentiel est projeté sur le tulle.
Maurice Ravel, L’Heure espagnole, Lyon 2018 © Michel Cavalca
À partir d’un argument en soi assez pauvre sur le plan dramatique – comment la femme d’un horloger, déçue par son amant poète, narcissique, trop platonique, et embarrassée par l’arrivée inopinée d’un admirateur vieillissant, un peu ridicule, finit par se consoler dans les bras d’un muletier venu faire réparer sa montre –, Franc-Nohain avait écrit une pièce comique, truffée de références littéraires et musicales, d’allusions parodiques et de jeux de mots. Ravel lui a donné une profondeur nouvelle tout en décrétant que la musique elle-même devait être humoristique et susciter le rire. Moyennant quoi, cette « comédie musicale » est surtout une œuvre orchestrale d’une rare poésie harmonique, au point que les personnages ont souvent du mal à exister vraiment. L’idée d’en faire des animaux (costumes de Thibault Vancraenenbroeck), tout en évoquant l’univers des fables ou celui des dessins animés, montre qu’ils ne sont que prétextes – Torquemada est une souris, Concepción une chatte, Gonzalve un lapin, Ramiro un taureau dont la musculature augmente de volume au cours de l’action, tandis que Don Gomez est un cochon. La mise en scène de James Bonas nous entraîne à la fin, pour le quintette en véritable feu d’artifice, sur les toits de la ville où les personnages ôtent leurs masques et chantent avec un entrain communicatif ce qui ressemble pour de bon à une comédie musicale au sens moderne.
© Michel Cavalca
Dans ce magnifique spectacle de son et lumière, regretter que le texte soit plus dit que chanté serait ignorer que c’est là très précisément ce que demandait Ravel pour cette œuvre, à l’exception du Quintette final. On ne peut donc qu’admirer la précision et la justesse dont font preuve les jeunes interprètes dans des rôles qui ne mettent pas toujours la voix en vedette. Appréciable, la manière dont Clémence Poussin fait affleurer les élans qu’elle contient, jusque dans les éclats maîtrisés de l’air « Oh ! la pitoyable aventure ! », même si par moments on aurait souhaité mieux comprendre le texte chanté. Charmeur, assurément, le timbre clair de Quentin Desgeorges en Gonzalve. Plaisante, la voix souple de Grégoire Mour, agile Torquemada. Bienvenue, la retenue dont fait preuve Christoph Engel en Ramiro, sobre mais assuré, veillant à ce que sa diction rende le texte compréhensible. Réussis, les effets comiques de Martin Hässler (Don Gomez), qui gagnera à améliorer sa diction afin que l’on puisse suivre le texte.
Pour la subtilité de l’interprétation, la mise en valeur des timbres et des couleurs, de la variété raffinée des nuances et des rythmes, il faut rendre enfin un hommage appuyé à la direction musicale de Jonathan Stockhammer et à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon.