Conquis par son album « Le grand théâtre de l’amour » (voir compte rendu), nous voulions nous assurer que la magie opérait également en live. Or, Sabine Devieilhe a véritablement mis le feu à la Salle Gaveau le 29 avril dernier. De format plutôt modeste, la voix ne regorge pas de couleurs, mais elle est parfaitement conduite et la pureté de ses harmoniques, sa fraîcheur, sa lumière sont sans prix chez Rameau. Cependant l’organe n’est pas tout. Dès l’air tiré d’Anacréon, « L’Amour est le dieu de la paix », l’adéquation au répertoire s’impose avec la force de l’évidence : notes et mots semblent littéralement couler de source, avec une apparente spontanéité et une aisance confondante, la musicienne se doublant d’une narratrice supérieurement douée qui, d’une inflexion, d’une respiration, sait nuancer, suspendre ou relancer le discours, en totale osmose avec Les Ambassadeurs. « Quiconque l’entend avec le cœur, observe leur chef Alexis Kossenko, connaîtra que Rameau est tout entier le serviteur de l’expression et du sentiment, et qu’il s’emploie même à dissimuler la complexité et la science de son écriture pour atteindre à ce « naturel » idéalisé, selon son principe : cacher l’art par l’art même. » L’ensemble a développé une compréhension si intime de l’idiome ramiste qu’il crée l’illusion d’une musique en train de s’écrire dans l’immédiateté de la performance.
Nous nous attendions à retrouver les pleurs de Zélidie (Zaïs) ou du moins la déchirante plainte de Télaïre (Castor et Pollux), mais le pathétique n’a pas sa place dans un programme dominé par la grâce fugitive et la candeur des premières amours, au demeurant fort bien agencé comme en témoignent d’habiles transitions entre pages vocales et orchestrales. La Folie de Sabine Devieilhe (« Aux langueurs d’Apollon ») apparaît ici un rien plus libre, plus joueuse qu’en studio, mais elle conserve une légèreté de touche délectable. En outre, le live nous révèle pleinement ce que l’enregistrement laissait entrevoir : le charisme de l’artiste et l’énergie qui l’anime. Il faut la voir bondir et courir sur scène, nu-pieds, pour venir saluer lorsque le public la rappelle, alors même que le concert n’est pas terminé : cet élan, ce sourire, ce rayonnement sont tout simplement irrésistibles.
Les organisateurs craignaient-ils de lasser en programmant une soirée 100 % Rameau ? C’est mésestimer la capacité de renouvellement du compositeur et sa prodigieuse inventivité. Après l’entracte, Sabine Devieilhe doit partager la vedette avec la violoniste Zefira Valova et Alexis Kossenko, héros du « Grosso Mogul » RV 208 et du concerto pour flûte sopranino RV 443 de Vivaldi. Les Ambassadeurs, même en formation chambriste, auraient pu nous offrir d’autres danses tirées des ouvrages scéniques de Rameau ou encore l’une de ses suites de clavecin en concert. Celle-ci aurait eu l’avantage de mettre en avant le talent remarquable, mais en l’occurrence sous-exploité, de Jean Rondeau qui, à 21 ans, remporta le premier prix au prestigieux et si exigeant Concours International de Bruges (2012).
Certes, Zefira Valova et Alexis Kossenko ne déméritent pas et suscitent d’ailleurs l’enthousiasme d’une frange particulièrement démonstrative de l’auditoire qui applaudit à l’issue du premier mouvement, voire après la sicilienne du concerto RV 443 enlevée avec juste ce qu’il faut de fantaisie par Alexis Kossenko. Toutefois, l’irruption de Vivaldi introduit un hiatus insurmontable que consacre l’esthétique rococo du Laudate Pueri RV 601. Sa virtuosité, nettement moins expressive qu’instrumentale, nous propulse à des années-lumière de Rameau alors que son ample tessiture souligne chez la soliste la transparente minceur du bas médium. Néanmoins, son sens de la caractérisation fait mouche dans le pittoresque lever du soleil (« A solis ortu ») comme dans l’aérien « Gloria patri » avec partie obligée de flûte traversière dont les premières mesures ne sont pas sans évoquer le « Sol da te mio dolce amore » de Ruggiero (Orlando furioso).
L’aria liminaire du motet In furore iustissimae irae appelle une vocalisation un peu plus incisive et le feu d’artifice conclusif ne crépite sans doute pas comme il le devrait, mais il n’entame en rien le triomphe de Sabine Devieilhe. Un anonyme lui jette un bouquet depuis le premier balcon et la chanteuse d’offrir en bis la déploration d’Isilde dans le Giove in Argo de Lotti, « Sospirando, lagrimando », émouvant, mais trop fugace point d’orgue d’un improbable récital où le soleil avait rendez-vous avec la lune.