Avec son orchestre pléthorique, sa musique de scène, son large chœur, son ballet, ses vingt et un solistes et son cheval de Troie, le monumental opéra d’Hector Berlioz est l’une des grandes impossibilités du répertoire lyrique. Le programmer – fatalement – c’est créer l’événement, surtout en alignant sur la même scène Anna-Caterina Antonacci et Joyce DiDonato, respectivement Cassandre et Didon. Las, dès la répétition générale, un problème de santé mineur mais fortement handicapant nous priva de la diva ferraraise, contrainte par les médecins d’annuler les premières représentations à son corps défendant. Cassandre avait-elle prévu sa propre défection ? On y reviendra.
© Wiener Staatsoper GmbH / Michael Pöhn
La production de David McVicar est le fruit d’une co-production pharaonique entre Covent Garden, l’Opéra de San Francisco, La Scala et l’Opéra d’Etat de Vienne. Ayant déjà fait l’objet d’une publication DVD, elle n’apparaît plus comme une surprise, surtout que le museau du cheval pointe sur la jaquette. Le metteur en scène écossais situe l’intrigue dans un kaléidoscope de mondes, les costumes et la scénographie étant volontairement dépareillés ; on assiste au Mad Max de la Belle Epoque. Enchevêtrement de tôles pour Troie, généraux portant le bicorne à plumes plutôt que la tunique et le sabre plutôt que le gastrophète. Rien de très original de ce côté. McVicar assume avec intelligence les paradoxes d’une partition qui sait être à la fois visionnaire et terriblement conservatrice dans les fastes qu’elle déploie à coups de pas-de-deux. Pompière et délicate, dark et colorée comme un péplum bollywoodien, cette production fait se chevaucher les humeurs comme en un millefeuille dramaturgique et musical. En ce sens, McVicar et Berlioz avancent main dans la main. Et si on s’amuse un peu du kitch assumé à Carthage, l’apparition du Cheval de Troie provoquera quelques frissons.
Habitué du Staatsoper, Alain Altinoglu semble diriger ses Troyens comme s’il les fréquentait depuis vingt ans. C’est pourtant la première fois qu’il dirige cette partition qui lui va comme un gant. À la tête de ce qui est peut-être le meilleur orchestre lyrique du monde, la prestation du chef est l’un des sommets de la soirée, insufflant à ses musiciens la juste mesure d’héroïsme et de délicatesse qui balaient la partition.
La gageure pour une troupe censément internationale repose évidemment dans la prononciation idiomatique de notre langue réputée indomptable. Dans l’ensemble, le pari est réussi, Dominique Meyer – le directeur français de la Staatsoper – ayant personnellement veillé au grain. On admire la Cassandre de Monika Bohinec qui répétait un opéra contemporain quand un coup de téléphone la pria toutes affaires cessantes de venir remplacer Madame Antonacci dont elle était la doublure. Voix généreuse et colorée, elle assume la tessiture de la cave au grenier, avec un admirable aplomb, dans un français parfaitement compréhensible et – surtout – sans jamais oublier de faire de la musique. Manque, peut-être, l’aura mystique qu’Antonacci insuffle à cette empêcheuse de tourner en rond, mais Bohinec fait certainement plus que sauver les meubles. Les autres sont les excellents familiers du Staatsoper. Impossible de tous les citer mais épinglons Adam Plachetka qui est un Chorèbe en mode rouleau-compresseur – sonore et altier – et Szilvia Vörös dont l’Anna récolte bien des acclamations lors des saluts. Paolo Fanale, appelé pour renforcer la troupe est un admirable Iopas, à la fois fragile et robuste et Jongmin Park ne fait qu’une bouchée de Narbal.
Dans ce contexte, on s’étonne que l’Enée de Brandon Jovanovich n’atteigne pas tout à fait les sommets d’éloquence de ses collègues. Les surtitres français, surtout, permettent d’identifier instantanément la moindre défaillance et celles-ci ne sont pas rares. Dans un rôle réputé inchantable, le ténor américain trouve plus facilement ses marques dans l’élégie que dans l’héroïsme, ses « Inutiles regrets » tombant un peu à plat. Mais l’ensemble de l’impossible tessiture du rôle est assumé, jusque dans ses aigus les plus absurdes et Jovanovich parvient à donner corps – plus que dignement – à ce héros tragique.
Joyce DiDonato est saisissante dès les premières mesures. Déguisée en Liz Taylor de Mankiewicz, elle promène sa gracieuse silhouette sur l’immense maquette de Carthage où son peuple – danseurs et acrobates – lui rend un juste hommage. On sait comme son français est admirable, on connaît les qualités de ce médium chaleureux, corsé et formidablement projeté ; on connaît aussi ses affinités avec la scène. Comment se fait-il dès lors qu’on soit encore pris de court par tant de talent ? Si la voix perd de ses harmoniques et de son corps dans l’aigu, elle semble surnager – comme une plume sur un océan de marbre – dans tous les ensembles, flottant sans effort sur l’horizon harmonique. Elle se fait d’une ductilité souveraine dans les moments d’intériorité, parvient à moduler jusque dans le piano le plus imperceptible et ouvre grandes les vannes sonores quand son personnage rugit. Si Didon abandonnée finit par se percer le sein sur le bûcher, il y a également quelque chose de l’ordre de la consomption dans l’art de Joyce DiDonato, qui ne semble jamais ménager ni son corps ni sa voix dans ce rôle écrasant. Le grand one-woman show du dernier acte parvient à toucher à la fois à l’exploit dramatique et à la plus bouleversante acuité psychologique. Chapeau bas.