L’Allemagne a toujours entretenu un rapport privilégié à Hector Berlioz, du vivant même du compositeur, dans les années qui suivirent sa disparition et aujourd’hui encore. C’est d’ailleurs en Allemagne, à Karlsruhe en 1890, 21 ans après sa mort, que fut entendue pour la première fois en intégralité (en deux soirées) son œuvre la plus ambitieuse et la plus monstrueuse : Les Troyens. Après Munich au printemps dernier, c’est cet automne au tour de Cologne de mettre en scène le voyage d’Énée des murs de Troie à la rive africaine. Il faut dire d’emblée que présenter ces Troyens à Cologne n’était pas un mince défi pour une maison dont la renommée et les moyens n’égalent pas ceux de l’Opéra de Munich ou d’autres grandes institutions qui ont récemment portés l’œuvre sur leur scène (l’Opéra de Paris, l’Opéra de Vienne, le Liceu ou la Royal Opera House). Mais à la barre, un chef français permet de relever le défi avec panache : François-Xavier Roth, directeur musical de la ville, qui poursuit avec cette production son cycle Berlioz, après Benvenuto Cellini et Béatrice et Bénédict.
On est d’abord un peu inquiet de voir que le plateau, dans une des salles modulables de la Staatenhaus où l’Opéra de Cologne a pris ses quartiers pendant les travaux de sa salle principale (qui durent depuis 2016 et devraient s’achever en 2024), ressemble fortement à celui d’une version de concert. En effet, l’orchestre siège au centre du dispositif scénique, entouré d’une étroite plateforme circulaire, tandis que l’arrière de la scène est occupé par une immense tête de statue brisée et des gradins semblables à ceux où prennent place les choristes dans une salle de concert symphonique. Rapidement, on comprend cependant que ce dispositif mis en place par le metteur en scène Johannes Erath est mûrement réfléchi : le circuit surélevé qui encercle l’orchestre se met en mouvement et les personnages sont entraînés inexorablement dans une course qui les dépasse. L’orchestre apparaît comme le moyeu de la mécanique dramatique de l’œuvre – et on sait quel soin Berlioz apporte à l’orchestration ! Les instrumentistes forment un chœur qui soutient et commente les affects que les personnages traversent. Pendant le duo du quatrième acte, l’orchestre lui-même se met à tourner à son tour, dans le sens inverse de la plateforme circulaire où Didon et Énée élèvent leur désir, conférant à cette « nuit d’ivresse et d’extase » une dimension cosmique.
Adriana Bastidas-Gamboa (Anna) & Nicolas Cavallier (Narbal) © Matthias Jung
Cette dimension cosmique est aussi suggérée par la présence tout au long de l’œuvre des dieux de l’Olympe, incarnés par des comédiens ou des chanteurs (Pluton est aussi le chef grec qui surgit à la fin du deuxième acte, Apollon est Hylas et Bacchus une des sentinelles du dernier acte), maintes fois invoqués par les mortels dans le livret, qui influencent les événements du drame et les actions des personnages, et défilent sur le plateau, notamment pendant les scènes de ballet. Une autre bonne idée de cette mise en scène est de nouer à Carthage une relation forte entre la sœur de Didon, Anna, et son ministre Narbal, ce qui nourrit d’enjeux plus riches leurs scènes communes et fait au début du troisième acte apparaître Didon plus seule encore par comparaison. Cependant, la direction d’acteur, un peu leste, a plutôt tendance à rapetisser les enjeux entre les personnages, notamment en ce qui concerne Didon, présentée dans sa fureur plus comme une amante de mélodrame jalouse que comme une reine de tragédie bafouée. De nombreux symboles viennent habiter l’espace scénique avec plus ou moins de clarté et de pertinence (un petit cheval qu’on traîne, une baignoire, une corde, des voiles blancs ou noirs, un éclair lumineux en forme de flèche…). Leur principale fonction est dramaturgique et ils permettent de lier les événements de la Prise de Troie à ceux des amours de Didon et Énée à Carthage. Les éclairages d’Andreas Grüter différencient très clairement les espaces et les atmosphères propres à chaque scène, tandis que les costumes de Heike Scheele, issus de toutes les époques (principalement Grand Siècle et années 30), sont d’une facture inégale.
Le principal atout du dispositif déjà décrit, dans cette salle modulable qui n’a rien d’un théâtre, est que les chœurs, les chanteurs et les instrumentistes peuvent intervenir isolément dans des espaces différenciés, voire sur les côtés de la salle, et même derrière les spectateurs. Les effets de spatialisation impossibles demandés par Berlioz sont ainsi parfaitement respectés et révèlent de manière fulgurante la grandeur et la démesure d’une écriture qui regardent autant vers les formes opératiques passées que vers une modernité d’expression musicale étonnante. Fait assez rare pour être remarqué : la partition est donnée sans coupure, dans la version définitive que Berlioz publia en 1863.
Isabelle Druet (Cassandre) & Enea Scala (Énée) © Matthias Jung
Le grand triomphateur de cette belle soirée est Enea Scala, réussissant avec brio sa prise de rôle d’Énée, incarnation qui lui était pour ainsi dire par son prénom prédestinée ! L’écriture exigeante du rôle est servie avec vaillance et musicalité : son apparition au premier acte, dans le récit escarpé de la mort de Laocoon, est fulgurante. Tout emmêlé qu’il est dans une corde tenue par Pallas, serpentant entre ses membres, il vient à bout de ce récitatif avec une force électrisante. Plein de grâce dans les deux premiers actes des Troyens à Carthage, il donne à son interprétation des accents plus héroïques et déchirants dans le dernier acte, où il atteint ses aigus avec une aisance déconcertante. Le français n’est peut-être pas toujours parfaitement idiomatique et le timbre métallique peut ne pas plaire à toutes les oreilles,mais l’artiste est superbement expressif. Il confère par ailleurs au personnage une certaine tendresse, ce qui ne va pas forcément de soi dans l’incarnation de ce rôle plus ingrat sur le plan dramatique que ceux de Cassandre et de Didon.
Ces deux rôles féminins sont interprétés par des chanteuses qui l’ont déjà à leur répertoire. Dans le cas d’Isabelle Druet, c’est même avec François-Xavier Roth qu’elle l’a déjà chanté, à la Côté-Saint-André. On retrouve chez elle ses habituelles qualités de déclamation, même si le timbre a parfois une étoffe qui rend le texte plus ou moins opaque. D’une grande intensité scénique, elle irradie pendant toute la première partie et c’est presque avec nostalgie qu’on la voit réapparaître aux saluts à la fin de l’opéra, sa composition de Cassandre étant éminemment touchante, intimiste et frémissante. On peut certes préférer des portraits plus superbe, d’une plus grande noblesse tragique (comment ne jamais penser à la grandeur altière d’Anna Caterina Antonacci au Châtelet, quand bien même on ne l’a vue qu’en vidéo ?), mais cette Cassandre-là émeut assurément.
Enea Scala (Énée) & Veronica Simeoni (Didon) © Matthias Jung
C’est moins le cas de la Didon de Veronica Simeoni, plus inégale, autant sur le plan musical que sur le plan scénique. Il s’agit peut-être d’une affaire de goût, mais le vibrato très présent indispose souvent, par la manière dont il vient perturber la conduite de tel ou tel phrasé. De plus, sans savoir si cela tient à la direction d’acteurs ou aux choix intimes de l’interprète, le personnage touche moins parce que l’incarnation est plus affectée et tortueuse, plus prosaïque aussi. Elle offre tout de même quelques beaux moments de chant, comme dans son premier air « Chers Tyriens » ou dans le duo d’amour du quatrième acte, et son émission vocale très nette (les passages en voix de poitrine sont quasiment parlando tant elle cherche peu à couvrir et arrondir le son) permet un rapport au texte d’une belle franchise.
Les seconds rôles sont dans l’ensemble très bien tenus et la seule grande réserve générale qu’on peut émettre concerne un français parfois approximatif – le francophone qui ne connaît pas parfaitement le livret doit souvent partir de la traduction allemande des surtitres pour essayer de comprendre ce que tel chanteur vient de dire. Mais l’on sait par ailleurs que le français est une langue difficile à chanter et que la prosodie berliozienne est très accidentée… Le Chorèbe de Insik Choi est de haut lignage : la voix est d’une chaleur englobante et la projection péremptoire. La jeune Adriana Bastidas-Gamboa est une Anna qui ne semble pas toujours à l’aise scéniquement et c’est peut-être elle qui chahute le plus la prosodie française, mais le matériau vocal est absolument splendide : l’opulence d’un timbre mordoré et plein, ainsi qu’un registre de poitrine captivant de flamboyance, font rendre les armes à tout amateur de beauté vocale. Narbal est interprété par Nicolas Cavallier, qui fait là sa prise de rôle. La voix n’a pas perdu de son éclat, et il est parfaitement rompu au style berliozien. Son brio scénique complète ce portrait achevé. Le personnage d’Ascagne intervient assez peu, mais Giulia Montanari a un timbre fruité et de belles qualités de diseuse qui se remarquent immédiatement. On retrouve des attributs comparables chez le Iopas de Dmitry Ivanchey. Difficile de mentionner tous les autres seconds rôles, qui ne sont présents que dans des ensembles ou de courtes scènes, mais l’on est encore sous le charme du jeune matelot Hylas de Young Woo Kim, à l’intervention aussi brève que saisissante. Il cisèle d’une voix puissante et richement timbrée son air « Vallon sonore » au début du cinquième acte et on se prend même à penser qu’il pourrait chanter Énée, tant la voix est souple et les aigus rayonnants.
Au centre du plateau, le Gürzenich-Orchester Köln prodigue ivresse et extase perpetuelles. Placés sous la baguette de François-Xavier Roth – grand berliozien devant l’Éternel qui a déjà fait entendre des Troyens sur instruments d’époque – les musiciens jouent sur instruments modernes, mais l’exécution musicale de l’œuvre est informée : on perçoit peu de vibrato chez les cordes et les vents déploient des sonorités plus piquantes que brillantes. Le chef relève avec bonheur des détails d’orchestration – le pépiement des vents dans le finale de l’acte II, un trait de violoncelle dans le duo Anna-Didon – tout en gouvernant le drame d’une battue vive et souple. Sa situation derrière les solistes pourrait créer des décalages, mais même les ensembles les plus exigeants sont menés avec une grande rigueur, sans que la flamme soit mise de côté au profit de l’exactitude métronomique. Le Chor der Oper Köln est d’ailleurs particulièrement impressionnant, toujours en place et sonnant bien, même situé derrière la salle ou sur les côtés des gradins. Les pupitres féminins font montre d’un enthousiasme ravageur dans le finale de l’acte II et l’ensemble des choristes exaltent leurs parties dans « Les Troyens à Carthage », participant à la réussite de cette production, qui ouvre avec panache la nouvelle saison à l’Opéra de Cologne, et le nouveau mandat de Hein Mulders.