Il y a les concerts qu’on oublie vite, ceux qu’on retient pour quelques semaines, et puis il y a ceux dont on pense se souvenir toute une vie. Parmi les trois récitals qu’ont donnés Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes la semaine dernière à Bruxelles, le second fait incontestablement partie de cette dernière catégorie.
Consacrés aux trois cycles de lieder de Schubert, successivement La Belle Meunière (Die Schöne Mullerin), Le Voyage d’Hiver (Winterreisse) et Le Chant du Cygne (Schwanengesang), ces soirées événements ont attiré dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts un important public de fins connaisseurs extrêmement respectueux du répertoire et des artistes, malgré les habituelles toux hivernales.
Un duo chant piano, ce sont deux personnalités qui se complètent ou qui s’affrontent, c’est la rencontre de deux individualités avec le répertoire d’abord, avec le public ensuite. Concernant Goerne et Andsnes, on ne peut imaginer tempéraments plus différents : une très grande liberté, un brin de désinvolture d’un côté, une rigueur un peu froide de l’autre, des mouvements chaloupés chez Goerne, un contrôle parfait chez Andsnes, mais chez tous les deux un très grand professionnalisme, une parfaite connaissance du répertoire, une maîtrise technique assumée, un amour profond pour cette musique. Ensemble et sans compromis, ils vont démontrer ce qu’est un cycle, le dérouler sur une soirée entière, construit, tendu comme une arche, tout en y ménageant les moments de détente ou les changements de climat qui constituent la trame de la narration. Les transparences de la voix, d’une tendresse extrême dans l’aigu, l’homogénéité dans tous les registres, la puissance des graves, l’infinie variété des couleurs répondent à la rigueur de la construction du pianiste qui livre lui aussi, au passage, des moments d’une touchante humanité avec une grande modestie. Sans partition ni aide mémoire, voyageur sans bagage, sans même un verre d’eau, Goerne incarne la musique de Schubert comme personne, il l’habite à sa façon et la restitue dans toute son intensité avec une limpidité exemplaire ou chaque élément fait sens.
La réalisation était déjà très exceptionnelle le premier soir pour La Belle Meunière. Une des difficultés du cycle réside dans les nombreux lieder à couplets qui émaillent la partition, le compositeur allant jusqu’à répéter cinq fois la même strophe musicale. Goerne ne s’en émeut guère et propose pour chaque couplet une couleur différente, un tempo adapté, un ton nouveau qui font qu’on s’aperçoit à peine de la redite ; il suit toujours le texte du poème au plus près, lui donne sens tantôt avec humeur, tantôt avec poésie, tantôt avec une infinie nostalgie qui fend le cœur, comme s’il éprouvait lui-même, là, sous vos yeux, à l’instant, les désespoirs combinés du poète et du musicien. Tout est intègre, rien n’est feint dans cette émotion à fleur de peau, et c’est pour cela qu’il est si touchant. Merveilleusement à l’écoute de son partenaire mais sans aucune complaisance, Andsnes construit, relie, donne la cohérence indispensable à toute la variété des propositions du chanteur.
C’est exactement la même répartition des rôles qui prévaut pour la deuxième soirée, consacrée au Voyage d’hiver, avec plus d’intensité encore. La partition est probablement plus dense, les textes conviennent mieux au timbre sombre du chanteur, le cycle est un peu plus long et plus désespéré encore. Ici aussi, Andsnes trace la route sur laquelle Goerne emmène le spectateur en voyage, à travers un monde imaginaire très riche et parfaitement sincère. Pour peu qu’on suive le texte de près, on voit chaque scène se dérouler sous nos yeux ébahis : la girouette battue par les vents, le tilleul des jours heureux, le corbeau qui plane au dessus du voyageur etc… Mais cette construction n’a rien d’anecdotique ; elle est plutôt d’ordre métaphysique, reliant le spectateur au monde universel des émotions humaines les plus profondes, la solitude face à la nature, la crainte de l’abandon, la douce nostalgie du souvenir, la colère, le désespoir ou la résignation.
La troisième soirée débutait par les trois klavierstücke de 1828, contemporains du Schwanengesang à l’affiche. Quelque peu remanié pour plus de cohérence (on se souviendra que ce cycle-là n’a pas été conçu comme tel par Schubert mais est une création posthume de l’éditeur) mais d’une intensité dramatique moins construite, ce Chant du cygne présente aussi moins d’homogénéité que les deux autres cycles, et s’avère donc plus difficile à défendre en tant qu’entité. Chaque lied est pourtant investi totalement tant par le pianiste que par le chanteur. Dans une veine très sombre à nouveau, où la colère pointe sans cesse, à grand renfort de coups de voix en pleine puissance, Goerne se démène avec véhémence mais l’émotion, pourtant bien réelle, n’atteint pas les cimes rencontrées la veille.
Ces trois soirées inoubliables s’achèveront chacune sur un long silence recueilli, suivi d’une salve particulièrement nourrie d’applaudissements, toute la salle debout pour remercier les artistes de ces prestations réellement exceptionnelles.