La salle fredonne la valse finale du premier acte « C’est l’amour qui flotte dans l’air à la ronde », connue de chacun, agréable, facile, qui s’inscrit si aisément dans les mémoires. Tout n’a pas été oublié des Saltimbanques, un des derniers fleurons de l’opérette française, au tournant de la Belle époque. Le livret original, savoureux, efficace et frais, était-il désuet, daté, au point de justifier une réécriture de l’essentiel des textes parlés ? La bluette de la gentille Suzon ne suffirait-elle plus ? Mireille Larroche jette un regard lucide et désenchanté sur le monde du spectacle, en particulier au premier acte, où le misérable cirque est à la peine dans un quartier de banlieue. Elle impose une progression inattendue qui nous fait traverser le monde du cinéma, puis celui du show télévisuel, racoleur, au rythme d’une comédie musicale. Les moyens mobilisés sont considérables. La vie constante de la scène, la direction millimétrée des acteurs entraînent l’adhésion : acrobates, jongleurs, choristes, musiciens de scène (orchestre d’harmonie, accordéoniste, contrebassiste) animent l’espace de façon harmonieuse. Les décors, simples et efficaces, les lumières n’appellent que des éloges. Les costumes – remarquables dans leur diversité et dans leurs couleurs – permettent de composer de superbes tableaux aux finales de chacun des actes. Comme l’exige le genre, la polyvalence est de règle : certes les chanteurs chantent, mais ils sont aussi comédiens, danseurs, instrumentistes pour certains, acrobates, comme les choristes qui se joignent au corps de ballet. Les textes parlés, réduits à l’essentiel, font la part belle à la musique et au spectacle.
Les Saltimbanques, premier acte © Opéra Grand Avignon
Evidemment, cette relecture affecte aussi la musique : les numéros sont réorganisés, certaines pages « modernisées » (on pouvait difficilement faire défiler les troupes américaines sur une musique très française, et datée), mais l’essentiel est bien là, de l’ouverture aux airs, ensembles et chœurs. Au sortir, tout en ayant échappé à la trivialité, on est encore sous le charme de la légèreté spirituelle et de l’émotion. Les duos, trios, les deux quatuors de la partition sont autant de réussites. Après un dénouement aussi heureux que surprenant, l’ajout au finale d’un ensemble chanté par les Gigoletti, en salle, a cappella, est bienvenu.
La distribution fait la part belle à ces quatre principaux interprètes. C’est aussi l’occasion pour nombre de jeunes chanteurs, apparaissant parfois dans une production locale ou régionale, de sortir de l’ombre Trop rare à la scène, Dima Bawab, dont chacune des apparitions est saluée par la critique, est en pleine ascension. Soprano léger d’une stature juvénile, à la diction impeccable, au timbre chaleureux, la Suzanne qu’elle campe, fraîche, vive, délurée et indépendante, serait idéale si l’émission de la voix parlée, ingrate, ne semblait contredire le personnage. Marion est Ségolène Bolard, au timbre chaud et aux graves solides, dont on regrette seulement une intelligibilité incertaine. Cyril Héritier donne à Paillasse une indéniable vérité. La qualité de son chant doit être soulignée, malgré quelques accrocs vocaux, liés à la fatigue, durant son dernier air, déplacé, chargé d’émotion (« Renonce à ton rêve orgueilleux »). Grand Pingouin, dès sa Chanson du saltimbanque, impose son personnage d’Hercule au grand cœur. Frédéric Cornille est un beau baryton à la voix solide et sonore. Jean-François Baron, André, n’est plus le sympathique lieutenant du livret original. Il est ici journaliste, acteur à l’ascension rapide, séducteur, superficiel, infatué de sa personne. Son chant, dès le duo avec Suzon, est de belle facture. Les époux Malicorne (Alain Itlis et Raphaële Andrieu) partagent une émission, chantée et parlée, sonore, claire, comme un jeu toujours juste. Il faudrait citer chacune et chacun des petits rôles dont les répliques sont indispensables. Les chœurs, puissants, homogènes malgré de rares décalages, se hissent à un niveau enviable. A la tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence, Alexandre Piquion démontre ce soir toutes ses qualités. Il s’est fait une excellente réputation comme chef de chœur (TCE, Châtelet…) et on garde en mémoire sa Rita à la Péniche opéra. Sa familiarité des œuvres lyriques, sa connaissance de l’ouvrage, son attention constante au chant comme à l’orchestre nous valent une conduite exemplaire, dynamique, précise et inspirée, qui respire. Le pot-pourri un peu désuet de l’ouverture promettait de belles pages, et cette promesse fut tenue, en particulier au ballet qui achève le deuxième acte, d’une rare qualité : mélancolique, champêtre en son début, avec des enchaînements ravissants.
Sans autre prétention que le divertissement, ce spectacle séduisant et abouti mérite une plus large diffusion.