De la mise en scène, outre la beauté du spectacle, on retiendra le souci de Bernard Pisani de créer une continuité dramatique que le découpage traditionnel en numéros ne rend pas évidente. Fondés sur un ingénieux et esthétique système de hautes vagues stylisées, mobiles, qui se feront flammes lors de l’incendie du village, les décors se renouvellent au fil des scènes. Tout s’enchaîne ici avec fluidité, soutenant l’intérêt par le mouvement, auquel participe le dosage subtil des lumières de Marc-Antoine Vellutini. Les beaux costumes de Jérôme Bourdin, où le safran et des tons pastels se marient, empruntent aux traditions cingalaises. Dans une chorégraphie de Sergio Simon, à la fois inventive et fidèle à l’esprit de l’ouvrage, cinq danseurs athlétiques sollicitent opportunément l’attention du spectateur. C’est particulièrement vrai de l’introduction silencieuse du second acte, avant l’intervention du chœur, en coulisses, qui introduit le dialogue entre Nourabad et Leïla. Qu’ils dansent ou que les brahmanes soient figés au sommet de leur mât-colonne, stylites d’une grande beauté, leur présence est essentielle.
© DR
La distribution, judicieuse, confie les trois premiers rôles à d’admirables artistes, dont les tempéraments et les voix s’harmonisent idéalement. Les nombreux ensembles, avec ou sans le chœur, sont aboutis, équilibrés, dramatiquement justes. La maestria d’Anaïs Constant lui permet de passer de Blanche de la Force à Leïla, avant Marie (de la Fille du Régiment) en janvier. Son incarnation est juste, aboutie. Soprano léger au début, lumineux et virtuose, elle se mue progressivement en un soprano dramatique, au timbre radieux, solaire, pour camper cette jeune femme attachante, tendre, passionnée, d’une vérité musicale et dramatique exemplaire. Les graves sont solides, comme la virtuosité des coloratures et des traits. « Comme autrefois, dans la nuit sombre », où l’agitation la gagne progressivement, est une cavatine d’anthologie. « Dans le ciel sans voile », qui introduit son dialogue avec Nadir, n’est pas moins convaincant, servi par une technique magistrale. Un modèle de chant français, où la force expressive se conjugue à une diction parfaite : une Leïla de rêve. Après son hommage à Dumesny, haute-contre de Lully, on attendait avec curiosité le Nadir de Reinoud Van Mechelen. Loin de son répertoire de prédilection, où il excelle, qu’allait faire notre ténor dans cette œuvre dont le style vocal, l’émission diffèrent considérablement ? Le pari est gagné : la voix est sonore, l’émission claire et charnue, une souple ligne de chant d’un constant soutien, un large ambitus, égal dans tous les registres, falsetto exemplaire (au si) comme de solides graves. Ajoutez-y une vérité dramatique confondante, nous tenons là un grand Nadir, à quelques infimes retouches phonétiques près. Sa romance, épurée, est d’une conduite admirable, tout comme son duo passionné avec Leïla « Ton cœur n’a pas compris le mien ». La chanson « De mon amie, fleur endormie », intime, avec la harpe, est touchante par sa simplicité et sa poésie. Jérôme Boutillier donne à Zurga une vérité dramatique rare, servie par un timbre sombre, aux belles couleurs, une voix longue, projetée à souhait, intelligible, et un jeu toujours juste. Après son duo avec Nadir, son arioso (« une femme inconnue » du n°3), ample, suffit à nous convaincre de ses qualités. C’est au dernier acte qu’il donne toute la mesure de ses moyens : « O Nadir, tendre ami » lui permet d’exprimer ses tourments avec une vérité musicale et psychologique indéniable. Jacques-Greg Belobo chante Nourabad. La basse d’origine camerounaise a le profil de l’emploi : sa stature en impose, la déclamation est servie par une voix solide, noble, mais l’autorité est faible, comme les graves. L’interprétation accuse l’absence de consistance dramatique du personnage.
Remarquablement engagé, préparé par Christophe Bernollin, le chœur est puissant, homogène, précis et intelligible. Acteur à part entière, très sollicité, c’est un constant bonheur. Apprécié dans la direction de la même production à Reims, toujours soucieux du chant, Robert Tuohy insuffle énergie et dynamique à chacun et obtient de l’orchestre des nuances subtiles. Celui-ci se pare de ses plus belles couleurs pour offrir un écrin aux voix, avec de beaux soli, comme pour brosser les pages les plus puissantes et spectaculaires, l’orage puis l’incendie. Au terme d’un ouvrage plus captivant que jamais, le public, conquis, réserve de longues ovations aux artistes.