Composé – en trois mois ! – par Georges Bizet douze ans avant Carmen, longtemps déprécié car opéra de jeunesse tissé d’influences, taxé d’ailleurs par ses contemporains de wagnérien – la pire des insultes à l’époque – Les Pêcheurs de perles connaîtrait-il un retour de flamme ? Après Lille, c’est un Theâtre des Champs-Elysées bondé qui accueillait vendredi soir une version concertante de l’œuvre. Public des grands soirs, à la moyenne d’âge inférieure à l’habitude, comme si la jeunesse des artistes réunis pour l’occasion avait déteint sur la salle.
Public enthousiaste aussi, peu avare de bravos qui couronnent en premier lieu l’interprétation de Nadir par Cyrille Dubois, décidément sur la pente ascendante après un récital parnassien au Musée de l’Armée deux semaines auparavant, précédé d’un Iopas dans Les Troyens unanimement salué par la critique. Musicalité, élégance, diction : oui, évidemment, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un ténor français hautement stylé. Mais, plus que la somme de ces qualités, c’est l’originalité de la proposition qui rend ici Nadir mémorable. Dans un rôle marqué par Alain Vanzo et Nicolai Gedda, Cyrille Dubois impose sa propre signature tracée d’une écriture souple, moins ardente et affirmée que celle de ses aînés mais plus aérienne encore. L’émission haute et l’usage intelligent de la voix mixte ne sont pas les seules clés de sa douceur ; la façon dont le ténor infléchit chaque syllabe pour charger la phrase de sens participe à la subtilité du dessin. Seule limite à cette composition dont la légèreté est grâce, il faudrait des partenaires taillés dans le même patron pour ne pas froisser une soie aux fils délicats. L’équilibre des duos avec Zurga puis Leila, deux des numéros les plus remarquables de la partition, paraît souvent fragile, sans parler d’une direction musicale péremptoire – nous y reviendrons.
© Ugo Ponte / ONL
Le chef des Pêcheurs trouve Florian Sempey moins à l’aise que d’autres fois, l’ampleur dramatique du troisième acte excédant ses ressources les plus graves, à moins qu’il ne s’agisse dans cette ultime partie d’une faiblesse passagère, de ce léger découragement que l’on éprouve parfois face à une tâche dont on sait qu’elle demande de se surpasser. L’énergie, le courage, l’audace ne font pourtant pas défaut au baryton bordelais. Les notes les plus exposées de la partition sont projetées d’une voix de stentor qui sait user de nuances lorsque le potentat, autoritaire et féroce, doit s’effacer devant l’ami et l’amant malheureux. L’engagement est certain, Le souci d’expression constant sans cependant que le personnage ne prenne vraiment vie. Question d’affinités entre rôle et interprète ou impression personnelle suscitée par on ne sait quel biais inconscient ?
On attendait aussi beaucoup de Julie Fuchs. Trop, sans doute. La voix lyrique et agile répond aux conditions dictées par Leila. La chair pulpeuse du timbre serait impudique si l’aigu n’était souvent écourté comme si la chanteuse redoutait un improbable accident. Quelques effets virtuoses rappellent moins Bellini, un des modèles avoués de Bizet, que la Juliette de Gounod, fraîche, insouciante, voire coquette. Sont-ce les qualificatifs les mieux adaptés à la prêtresse de Brahma ? La sensualité affleure également dans un deuxième acte où la soprano trouve ses meilleures notes, le troisième acte exposant les limites expressives de l’interprète qu’une version scénique de l’ouvrage valoriserait vraisemblablement davantage.
Réserves mineures cependant en regard de l’impression laissée par le chœur et l’orchestre considérés non séparément mais dans leur ensemble. Hors de leur répertoire familier, propulsés dans une partition qui, en termes d’écriture chorale lorgne sur Verdi lorsque leur nombre et leur esprit les prédestinent moins à la rage patriotique qu’à l’introspection polyphonique, les Cris de Paris doivent de surcroît se confronter à un Orchestre national de Lille emphatique. David contre Goliath en quelque sorte sauf qu’au contraire du récit biblique, le plus faible rend les armes, balayé par Alexandre Bloch du revers d’une baguette que l’on aimerait animée de la même vigueur rythmique mais autrement colorée. N’en déplaise à la critique qui au lendemain de la création de l’ouvrage écrivait que le talent de Bizet « a gardé des grimoires de Tannhäuser quelque chose d’indigeste et d’amphigourique », ce n’est pas la main jupitérienne de Wagner dont on aurait voulu ici sentir la poigne mais celle, sensible et nerveuse, de Weber.