Lorsque le directeur du Théâtre lyrique, Léon Carvalho, se voit octroyer une bourse impériale pour proposer à son public une oeuvre composée par un Prix de Rome, il passe commande au jeune Bizet, de retour de la péninsule. Il lui propose de mettre en musique le livret de deux librettistes reconnus Michel Carré et Eugène Cormon. Las, ces derniers avancent difficilement sur ce projet qui creuse la veine orientaliste alors à la mode. Ils hésitent, tergiversent, Paris se gausse de leurs atermoiements sans fin et le Figaro offre même une récompense à qui lui expliquera le sujet de la pièce ! Ces faiblesses de départ restent sensibles dans la version finale mais ne privent pas le spectateur du plaisir de la découverte. Car, si les influences de ce Bizet de 25 ans sont multiples le résultat est délicieusement français. On applaudit d’ailleurs le judicieux choix des voix qui met ici à l’honneur la jeune garde du chant hexagonal pour défendre l’ouvrage. Les timbres des protagonistes s’accordent parfaitement dans les nombreux ensembles proposés par la partition.
© Julien Dodinet
Deux hommes amoureux de la même femme, rien de bien original dans ce pitch, si ce n’est l’amitié touchante qui unit les deux rivaux. Celle-ci résiste difficilement à l’épreuve de la jalousie ; les revirements de Zurga, entre rage et mansuétude, sont d’ailleurs d’une brutalité qui confine à la maladresse : « Je te hais » assène-t-il rageusement à Nadir pour lui lancer tendrement « va, ami » à la page suivante. Il en faut heureusement plus pour déstabiliser Alexandre Duhamel qui incarne le soupirant malheureux avec fougue et sensibilité. La diction est excellente et si l’émission manque de précision dans ses premières interventions, elle s’affirme au fil de la soirée pour terminer en apothéose dans un dernier acte exigeant. Face à lui, Julien Dran campe un Nadir ardent et tendre. La voix est bien timbrée, les graves charnus à souhait et les aigus aussi solidement ancrés que projetés. Les deux interprètes masculins reprennent pour la troisième fois cette version qui a déjà fait les délices de Limoges et Reims. Tous deux d’excellents comédiens, visiblement complices, ils jouissent de voix très complémentaires comme le confirme la réussite de leur duo du premier acte.
Pour donner vie à la femme qui fait chavirer les deux pêcheurs, Gabrielle Philiponet reprend le rôle tenu jusqu’alors par Hélène Guillemette. Elle propose une Leila à la voix ductile dotée d’un focus et d’une projection exemplaires. Les coloratures sont vibrantes, les registres parfaitement unifiés et seuls la rapidité et l’amplitude du vibrato – qui engagent la justesse – pourraient appeler quelques réserves. La soprano allie la légèreté et la puissance imposées par le rôle ; son air le plus célèbre recueille d’ailleurs près d’une minute d’applaudissements !
Donnant la réplique aux solistes, le chœur est confronté à une partition ambitieuse. Il propose de superbes piani comme des forte jubilatoires, compensant par cet engagement vocal un français parfois imprécis. Il faut dire que certains ensembles « tricotent » à belle vitesse car le chef, Giuseppe Finzi, use de tempi allants afin de soutenir l’action qui se déroule en continu. L’artiste italien connaît bien Bizet qu’il a dirigé au Deutsches Oper de Berlin comme en Corée et dirige L’Orchestre Philharmonique de Nice avec verve et énergie, sans pour autant sacrifier les couleurs d’une palette remarquablement nuancée ; quelques cordes dérapent mais les bois font merveille.
La mise en scène de Bernard Pisani affectionne les belles images arrêtées. L’oeil est séduit mais les effets sont parfois trop statiques. On pourrait également lui reprocher de ne pas avoir accordé plus de soin à sa direction d’acteurs. Les membres du choeur, en particulier, auraient gagnés à être mieux individualisés car leur présence scénique – très inégale – manque parfois singulièrement de crédibilité. Le Nourabad de Philippe Khan, bien campé vocalement, souffre de la même lacune, peinant à dépasser le stade de pantin hiératique au costume somptueux.
Cela est d’autant plus regrettable que l’écrin crée par la scénographie d’Alexandre Heyraud est superbe. Il offre un travail raffiné autour des couleurs primaires, avec le soutien des très belles lumières de Nathalie Perrier. La stylisation des formes évite quant à elle les citations trop basiques d’un Orient dont on sent bien ici qu’il n’est que prétexte – dans le livret comme dans la musique. Les costumes de Jerome Bourdin sont au diapason ; très réussis, dans une palette de tons chauds oscillant du safran au rose. Ils donnent à voir un exotisme qui convoque autant les obis japonais que les saris indiens quand la chorégraphie convoque, elle, le Taï Chi Chuan au même titre que la technique des pêcheurs sri lankais juchés sur leurs échasses.
Seul bémol, le décor du du troisième acte, où surgit tout à coup un salon qui embourgeoise inutilement l’intrigue. Le récit relevait jusqu’alors du registre du conte de fée, il n’était pas défini spatialement, pas de manière réaliste, en tout cas. Au contraire, de grande vagues stylisées manipulées par les figurants, animaient jusqu’alors l’espace. Excellente idée car, en dépit du titre, de pêcher des perles, il n’est jamais vraiment question. La mer est bien peu présente dans le livret. Dans les costumes, seuls des colliers de cauris évoquent les plongeurs. Le décor supplée donc à ce manque. Mieux encore, l’immersion dans les profondeurs devient alors métaphorique, elle se fait plongée dans les abîmes de la passion ; ceux qui poussent Leila et Nadir à trahir leur foi et Zurba à céder à la jalousie.