« La grandeur des écrivains réalistes – et en ce sens, Mozart est un compositeur réalise – est d’être situés dans l’histoire, sensibles au rapport dialectique de la vie qui passe et dans le même temps, d’avoir la capacité de projeter cette histoire dialectique sur un plan universel ». Dans son ouvrage Per un teatro umano paru en Italie en 1974, Giorgio Strehler évoque dans ces termes Les Noces de Figaro, qu’il avait montées pour l’Opéra royal de Versailles un an plus tôt et qu’il avait reprises en 1981 à la Scala de Milan. Mettant pour la première fois de son histoire le nom de Strehler sur ses affiches, l’Opéra de Rome les reprend à son tour, avec l’aide de Marina Bianchi, qui assista le maître à Milan, alors que le chef d’œuvre de Mozart avait déserté la scène romaine depuis 10 ans. On y retrouve d’abord une simplicité, une épure, mais aussi cette lumière chaude qui baigne doucement l’intérieur de la maison, avant de passer dans un jardin plutoôt suggéré. On y retrouve surtout tout le travail sur ce qui fait précisément l’universalité de l’œuvre ainsi que l’évoquait Strehler : les rapports humains, leur complexité, leur ambivalence.
On voit ainsi évoluer des personnages qui semblent vivre devant nous, s’aimer, se craindre, se consumer, espérer, rire ou pleurer. Tout ce que les Noces comptent de ces facettes qui composent les pauvres cœurs humains défilent ainsi pendant quatre actes qu’on ne voit pas passer. Sentir la vie sur scène, n’est ce pas finalement l’objet même de l’opéra ? Fidèle à l’idée que le metteur en scène avait eue dès l’origine, la salle se rallume brusquement, comme pour associer le public à cette tranche de vie.
Pour réussir cela, il faut des interprètes, au sens « entier » du terme. En parfaite cohérence avec l’esprit insufflé par Strehler, le choix de la jeunesse se révèle, au moins dans le jeu des artistes, tout à fait judicieux, dans de beaux costumes d’époque. Même si tous n’ont pas la même aisance, la même facilité à tirer de leurs gestes et de leur attitude ce vrai qui rend crédible, c’est pourtant bien l’homogénéité que l’on retient ici.
® Yasuko Kageyama – Teatro dell’Opera di Roma
Eleonora Buratto, qu’on a entendue ici même en Amelia de Simon Boccanegra ou en Micaëla, compose ainsi une comtesse à la fois douloureuse, résignée mais aussi espiègle, pleine de vie, prête en somme à reconquérir le comte – ou pourquoi pas tout autre. Plus à l’aise que dans le rôle de la fiancée de Don José – sa langue maternelle y est sans doute pour beaucoup –, elle peut laisser libre cours à une excellente technique de chant à laquelle elle plie sans effort un timbre agréable, réussissant par exemple le très attendu « Porgi amor » avec délicatesse et sensibilité.
Rosa Feola, magnifique Norina, excellente Adina, est aussi une remarquable Susanna. Excellente comédienne, sa voix sans aspérité ni déchet, particulièrement agréable à écouter, se marie divinement avec celle de la comtesse, offrant notamment une « canzonetta sull’aria » presque magique de complémentarité. La soprano se taille elle aussi un beau succès bien mérité pour un rôle si éprouvant.
Figaro était déjà ici même un merveilleux Papageno et Markus Werba est bien connu des scènes internationales. Cette belle voix semble avoir encore gagné en nuances, en finesse mais aussi en puissance. Son personnage est plus sanguin peut-être, plus viril dirait-on, que d’autres incarnations qui soulignent davantage l’homme à tout faire rusé qui connaît bien son Comte, mais cela cadre tout autant avec l’humanité des acteurs de la folle journée dans cette mise en scène. Ce Figaro ressent, ce n’est pas seulement un calculateur malin.
Il ne fait pas pour autant qu’une bouchée du Comte de Vittorio Prato, qui alterne pour cette dernière représentation le rôle tenu par Alessandro Luongo les autres soirées. On se demande néanmoins s’il s’agit d’un duel de beaux gosses tant ce comte joue sur un physique avantageux, avec des moyens vocaux qui rendent justice au rôle, du fait d’une autorité naturelle et d’une projection qu’il faut saluer, sans parler de son excellente diction.
Le Chérubin de Michaela Selinger paraissait presque en retrait, à côté d’un tel coup de maître dans le reste de la distribution. On retrouve toutes les caractéristiques du personnage, néanmoins, mélange de séduction et de gaucherie, idéalement servi par une voix chaude, généreuse, fluide et bien articulée.
La Marcellina d’Isabel de Paoli est peste à souhait avant de se métamorphoser en mère aimante et tous les comprimari sont tout à fait dignes du reste de la distribution, du Bartolo très solide et sonore de Carlo Lepore à la Barbarina pétillante de Damiana Mizzi, en passant par de très corrects Matteo Falcier (Basilio), Saverio Fiore (Curzio) et Graziano Dallavalle (Antonio). Le chœur, pour ses rares interventions, est parfaitement en place.
On se souvient subrepticement que c’est Riccardo Muti qui devait diriger ces Noces, comme il l’avait fait à Milan avec Strehler en 1981. C’était avant de jeter l’éponge face aux turbulences sociales de l’institution romaine. Dans la fosse, à sa place, Roland Boër relève sans complexe le défi pour faire, de son propre aveu, de ce moment « un esprit de communion musicale ». Avec une gestuelle fine et élégante, retenue mais précise, sans jamais confondre vitesse et précipitation, et surtout en proposant ses propres idées, sa propre lecture de la partition, héritière de la tradition mais s’en démarquant pourtant, il n’est pas pour rien dans l’homogénéité qui caractérise toute la représentation. Unité, fraîcheur, vie. Ces Noces ont remporté un très grand succès, l’un des plus mérités de la saison.