Stendhal aura su exprimer avec une indépassable évidence ce que chacun peut ressentir au fond de soi lorsqu’il écoute Mozart, et particulièrement les Noces de Figaro : « un mélange sublime d’esprit et de mélancolie, tel qu’il ne s’en trouve pas un second exemple. » De cet équilibre entre la comédie et le drame, entre le drôle et le grave, les metteurs en scène, depuis maintenant deux ou trois décennies, font souvent pencher la balance vers le plus sombre. Telle n’est pas la volonté de Netia Jones, qui insiste, dans ses notes d’intention reproduites dans le programme, sur la drôlerie de la pièce de Beaumarchais, que le livret de Da Ponte et la partition de Mozart ont voulu sublimer. Qui voudrait voir, dans ce retour proclamé aux racines théâtrales et à la nature comique de l’œuvre, l’annonce d’un spectacle virevoltant et virtuose pourrait néanmoins s’exposer à quelques désillusions. A priori, transposer l’action dans les coulisses d’un théâtre pendant les répétitions de la pièce de Beaumarchais n’avait pourtant rien d’un contresens : coiffeur et perruquier (profession somme toute assez voisine de celle barbier, qu’il exerça dans une autre vie …), Figaro s’apprête à convoler avec Susanna, la couturière, mais se heurte aux agissements libidineux d’un acteur poursuivant de ses assiduités toutes les femmes qui ont le malheur de passer devant sa loge. Actrice, elle aussi, la Comtesse Almaviva dissipe son ennui en collectionnant les bouquets de fleurs, tandis qu’on ne sait pas vraiment qui est Chérubin, mais un ado reste un ado, donc va pour le survêtement rouge et la casquette. Si le théâtre dans le théâtre n’a rien de très novateur, il bénéficie en l’espèce d’une scénographie chic à la Robert Carsen, autre grand amateur du procédé. Le problème, c’est qu’une fois le concept posé, il convient de le faire vivre. Or, c’est la vie qui manque ici. Alors que le vaste plateau de Garnier doit se contenter, pour son remplissage, des tics habituels que l’on retrouve aujourd’hui dans trois mises en scène sur quatre (doubles des personnages en projections vidéo, effeuillage régulier des protagonistes, etc.), l’inexplicable absence de direction d’acteur menace – un comble ! – de faire retomber jusqu’aux quiproquos les plus payants. Pas de huées aux saluts, car au fond tout cela reste élégant ; il n’empêche que nous quittons notre siège sans être certain que Netia Jones savait ce qu’elle voulait vraiment nous dire avec cette nouvelle production.
© Vincent Pontet
Souvent condamnés à l’immobilité, les chanteurs ne peuvent compter que sur leur propre charisme pour faire vivre leurs personnages. A ce petit jeu, Peter Mattei a des atouts vainqueurs : on pourrait entendre ce Comte encore cent fois sans se lasser une seconde de son extraordinaire magnétisme. Le crémeux inaltéré de la voix achève un portrait toujours aussi convaincant. Et puis Lea Desandre… « Voi che sapete » a beau avoir été interprété par toutes les chanteuses du monde, seule une petite poignée d’artistes a su dessiner un Cherubino totalement abouti. Il y a eu le raffinement de Sena Jurinac, la fraîcheur de la jeune Christa Ludwig, la sensibilité de Frederica von Stade. Aujourd’hui, il y a Lea Desandre, timbre d’ambre et engagement total qui font palpiter la moindre phrase. Luca Pisaroni demeure, en Figaro, une référence. Arrivé en castrophe pour remplacer Adam Palka (lui-même appelé en remplacement d’Ildebrando d’Arcangelo), il faut mettre sur le compte de ces circonstances inhabituelles les quelques décalages et les aigus blanchis entendus en début de soirée, tant il fait mieux que se rattraper par la suite, appuyé sur un instrument percutant et une incarnation toujours aussi forte. Anna El-Kashem, elle aussi remplaçante (de Ying Fang), pourrait évoquer, avec sa voix claire et son vibrato juvénile, un souvenir de Barbara Bonney ; mais le volume paraît bien confidentiel. La projection pose aussi quelques problèmes à Maria Bengtsson, pas toujours audible dans des ensembles, émouvante cependant dans un « Dove sono » sur le fil. Parmi des seconds rôles où l’on retient la jolie Barbarina de Kseniia Proshina et le Bartolo hargneux de James Creswell, Dorothea Röschmann fait une Marcellina de luxe, apportant à chaque réplique une connaissance intime, presque organique, de la ligne mozartienne.
Pour sa deuxième et dernière production de la saison, Gustavo Dudamel confirme son entente avec les musiciens de l’Opéra de Paris, nonobstant quelques décalages qui devraient se corriger d’eux-mêmes au fur et à mesure des représentations : sa direction les met en valeur à chaque instant, souligne mille détails, des sourires échangés par le hautbois et le basson dans « Sull’aria » aux grognements des cordes dans « Aprite un po’ quegli occhi », et veille les poings serrés à la progression dramatique, admirable dans le final du II. Les apports des lectures sur instruments d’époque sont bien loins ; pourtant, tout cela s’anime, respire, vit – le théâtre, ce soir, se trouvait dans la fosse !