L’audace du message social de Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro, Giorgio Strehler nous l’avait montrée il y aura bientôt un demi-siècle, dans un spectacle inoubliable. C’est une donnée sur laquelle il serait difficile de faire l’impasse, et dans leur production nantaise des Nozze di Figaro, Patrice Caurier et Moshe Leiser ont trouvé un biais pour souligner cette dimension : malgré un décor d’abord néo-strehlérien, avec immenses parois crème et hautes fenêtres par où le soleil entre latéralement, c’est dans le monde de La Règle du jeu qu’ils ont choisi de nous transporter. Nous sommes dans les années 1930, où le comte comme Chérubin portent le smoking. Mais depuis Claus Guth à Salzbourg en 2006, nous savons aussi que cette Folle Journée s’accommode fort bien de quelques entorses au réalisme, et c’est ce qu’a compris le tandem des metteurs en scène. Au château d’Aguas Frescas (ou plutôt La Colinière, chez Jean Renoir) s’est invitée Madame de Folle-Verdure, personnage secondaire de La Vie parisienne : à partir du premier air de Chérubin, la végétation perce les murs, les arbres poussent leurs branches dans les pièces, et le jardin envahit tout le décor pour le dernier acte. Dans cet univers poétique, Caurier et Leiser imposent une direction d’acteur peaufinée dans le moindre détail, avec une galerie de personnages particulièrement soignée, entre lesquels les relations sont moins simples qu’une certaine tradition le laissait croire. Et le final fort peu festif laisse les protagonistes aussi désorientés que c’est parfois le cas dans Così fan tutte.
© Jeff Rabillon
Andrè Schuen, jeune baryton autrichien excessivement prometteur, dont la prestation brillante dément l’annonce de trachéite faite avant le lever du rideau, est ainsi un comte tourmenté, qu’on pourrait croire réellement épris de Suzanne. Rien ne cherche ici à rendre antipathique cet Almaviva dont la demande de pardon a les accents de la sincérité. Faire de la comtesse une figure vertueuse et éthérée semble n’être plus guère une option, de nos jours, et Nicole Cabell apparaît d’abord comme presque trop énergique : trop de punch, trop de vibrato dans « Porgi, amor », mais « Dove sono » lui convient infiniment mieux. Et peut-être pour se venger d’un mari qui la trahit sans cesse, la dame ne se prive pas de caresser et d’embrasser à pleine bouche le jeune page lorsqu’il lui rend visite, dans cette production qui ne craint pas d’appeler un chat un chat. Scéniquement étonnante, Rosanne van Sandwijk fait de Chérubin un grand jeune homme triste qui évoque un Malraux de vingt ans ; la voix est belle, même si elle n’a pas forcément beaucoup de personnalité. Suzanne convient à merveille à Hélène Guilmette, dont le timbre charmant et l’agilité vocale correspondent tout à fait au profil du personnage, jusque dans ses notes les plus graves. Des graves, Peter Kálmán en a à revendre, et c’est un vrai bonheur que d’entendre enfin un Figaro qui possède vraiment la tessiture du rôle, après tant de titulaires obligés de tricher dès qu’ils doivent descendre vers le bas de la portée. S’il n’a rien d’un valet bondissant et moqueur, sa diction italienne est un régal et lui permet de camper un protagoniste avec lequel il faut compter.
Venant juste après « Se vuol ballare », Fulvio Bettini pâtit de la comparaison avec une « Calunnia » assez dépourvue de noirceur. Bien que malheureusement privée de son air, Jeanette Fischer est une Marcelline bien caractérisée, mais sans basculer dans la caricature. On a rarement l’occasion d’entre en Basile des artistes du calibre de Gilles Ragon, et c’est une heureuse surprise ; comme souvent, l’autre ténor de la distribution, Eric Vignau, est un Don Curzio presque trop sonore dans le septuor. Dima Bawab est une Barberine acidulée et délurée, qui n’en est sans doute plus à déplorer d’avoir perdu autre chose qu’une aiguille. En Antonio, le vétéran Bernard Deletré se rattrape après avoir raté son entrée, complètement en décalage avec l’orchestre.
Peut-être la faute en incombe-t-elle en partie aussi à Mark Shanahan : malgré une ouverture élégamment articulée, plusieurs décalages apparaissent en cours de soirée entre la fosse et le plateau, notamment avec le chœur, au troisième acte. Gageons que ces menus accrocs seront réparés dès les prochaines représentations de ces Noces réussies.
N.B. Après les représentations nantaises (jusqu’au 14 mars), le spectacle sera proposé à Angers du 5 au 9 avril