Après Christof Loy dans La femme sans ombre, c’est à Christoph Marthaler dans cette nouvelle production de L’Affaire Makropoulos d’avoir fait le choix d’un décor unique, ce piège à metteurs en scène qui joue la plupart du temps le rôle d’une lunette déformante. L’action tout entière se déroule dans la salle d’audience d’un tribunal des années vingt, conçue par Anna Viebrock. Progressivement envahie par des magistrats, des jurés et des spectateurs en costumes sombres qui ne feront qu’aller et venir, ce beau décor est malheureusement aussi réducteur que les studios d’enregistrement de La Femme sans ombre. Des variations de lumière réduites au minimum et des arrêts sur image sont censés permettre au public de concentrer son attention sur les personnages en mouvement, alors qu’il en résulte une mise en aplat qui uniformise tout.
Le choix de la salle d’audience comme décor unique est d’autant plus aberrant qu’il érige le procès en action principale alors qu’il ne constitue, dans le texte comme dans la musique, qu’une toile de fond sur laquelle doit se détacher l’extraordinaire voyage de la cantatrice Elina Makropoulos à travers les siècles. Exit l’ « irréalisme magique » et la mise en abîme du passé, si magnifiquement mis en scène par Robert Carsen à Strasbourg. Cette mise en abyme, Marthaler l’a pourtant tentée. A son habitude, il place des gens dans une vitrine : deux femmes, une jeune et une vieille, sortes de doubles d’Emilia Marty, qui commentent l’action durant un long dialogue parlé parfaitement superflu qui précède l’ouverture. Les sujets d’irritation ne manquent pas, en particulier la disparition de l’univers théâtral où la diva a passé les trois quarts de ses 337 années. L’habilleuse devient la femme de ménage qui nettoie les bancs du tribunal, les soupirants, des membres du jury venus en catimini faire signer à la star une photo ou un programme. Quant à la scène où Prus fait brièvement l’amour à Emilia Marty devant des témoins figés, elle est tout simplement grotesque. Cette femme mythique à l’ironie amère perd ici tout caractère surnaturel. Si encore la fosse rachetait les erreurs de la scène ! Mais non, Esa-Pekka Salonen dirige sans âme et sans conception d’ensemble. Contrairement à Christian Thielemann, le Wiener Philharmoniker, au meilleur de sa forme, ne semble guère l’apprécier et évacue la fosse au premier salut.
La direction d’acteurs n’aide pas les chanteurs car elle est, elle aussi, arbitrairement déformante. Ainsi, Raymond Very, dont le lyrisme, le timbre solaire et la voix percutante conviennent parfaitement au personnage, incarne un Albert Gregor vieillissant, maladroit, touchant, certes, mais très éloigné du jeune « Ferdi » de la partition. Ou encore, le Prus de Johan Reuter, éclatant, vocalement, avec son timbre de bronze, mais raide et renfermé ; ou le brillant Kolonatý, à l’excellente articulation, de Jochen Schmeckenbecher, dont l’agitation frénétique a été remplacée inutilement par des crises de convulsions épileptiques, convulsions qui gagnent peu à peu tous les autres personnages masculins durant la scène finale. Le beau timbre de ténor mozartien de Ales Briscein en Janek et la fraîcheur de son interprétation ne suffisent pas à mettre le personnage en valeur dans ce contexte de tribunal, son suicide passe presque inaperçu. Quant à la Krista pourtant idéalement distribuée de Jurgita Adamonytè, elle reste plongée dans un état de passivité psychotique qui fait disparaître le personnage. Le Hauk de Ryland Davies, à la voix vieillissante mais très expressive, correspond à notre attente. Belles prestations, enfin, de Linda Ormiston en femme de chambre et de Peter Lobert en garde civil.
Contrairement à Cheryl Barker, à Strasbourg, dont le jeu et le chant si expressifs révélaient l’essence même du mythe, la prestation scénique d’Angela Denoke en Emilia Marty est aussi décevante que celle de la production de Warlikowski à Paris, où elle parodiait Marylin Monroe. La voix saine, homogène, au timbre riche, et la facilité avec laquelle elle se joue des très nombreuses difficultés de ce rôle sont dignes d’admiration, mais son personnage n’inspire que froideur et indifférence. Une telle approche du chef d’œuvre de Janacek évacue toute émotion. Triste clôture de ce festival 2011, pourtant riche en grands moments.