Peu d’œuvres glorifient une culture nationale avec autant d’enthousiasme et de spontanéité que Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg. Au point que ce long hommage au « Saint art allemand », pour reprendre les mots de Hans Sachs dans le fameux monologue final, s’est trouvé suspecté de véhiculer les pires messages, d’exalter un nationalisme belliqueux, de véhiculer les idées les plus racistes, d’encourager même l’antisémitisme, à travers la figure de Beckmesser. Terribles accusations, renforcées par le statut symbolique donné à Nuremberg sous le IIIe Reich et par le penchant d’Adolf Hitler pour cette œuvre. La légende noire des Maîtres-Chanteurs, de nombreux metteurs en scène ont voulu l’exposer, pour ne pas être suspectés de sympathies inavouables, pratiquant ainsi sur l’œuvre une opération « mains propres » dont elle n’avait pourtant pas grand besoin.
A rebours de ces visions allant de l’ironie à la culpabilisation, Andrea Moses choisit d’endosser le message le plus positif de l’œuvre, en la représentant comme une louange formidable chantée à une culture qui ne l’est pas moins. A travers la présence récurrente du drapeau allemand, l’art se retrouve ici paré de vertus unificatrices que l’on se plaît à ne pas croire trop idéalistes. Surtout, Moses ne craint pas de mettre en scène une véritable fête : dans des décors (une salle, les toits de Nuremberg, la bibliothèque de Sachs…) qui, nonobstant quelques punks au deuxième acte, ne cèdent pas trop au Regietheater, la direction d’acteur, joliment animée, s’illustre par une vis comica allant crescendo jusqu’à la grande jubilation qui clôt le IIIe acte. Bien sûr, l’optimisme, dans cette production comme dans cet opéra, ne se confond pas avec la naïveté. Que Sachs renonce, dans la scène finale, à convaincre Walther du bien-fondé des traditions, est révélateur des relations complexes que nous pouvons entretenir avec nos propres cultures. Que certains des Maîtres, les plus jeunes, décident de suivre Walther dans sa voie quand les plus anciens campent sur leur position annonce, peut-être, un conflit générationnel. Les Maîtres, justement, ne sont ni très rassurants ni très sympathiques, hommes d’affaires locaux coupés du peuple et obsédés par la place occupée par leurs noms, autant de marques, sur le grand panneau des sponsors du concours de chant.
Mais qu’ils sont justement croqués ! Et quelle merveilleuse idée de les distribuer ainsi ! Jugez plutôt : Franz Mazura, irrésistible et caverneux à 90 ans, Graham Clark, survitaminé, Siegfried Jerusalem, Olaf Bär… Leur seule présence ici est un coup de chapeau à la culture et à l’histoire de l’opéra. Et tout le monde, dans le reste de l’équipe, est à leur image, enjoué, hilare, heureux, formant une troupe telle qu’on répugnerait à saluer les performances individuelles si elles ne le méritaient tant. En Beckmesser, Markus Werba a tout le relief et la drôlerie qu’on pourrait demander, mais il a aussi, jusque dans le ridicule, une tenue vocale irréprochable. La tenue vocale, voilà ce qui caractérise le Pogner de Kwangchul Youn, patricien dans la moindre de ses intonations. Bien léger est le couple formé par Julia Kleiter et Klaus Florian Vogt ? Sans doute, mais elle, offrant sa première Eva avant de la reprendre à Paris au printemps prochain, ne pâtit guère des graves que le deuxième acte lui oppose, et compose avec aisance un personnage paradoxal, voix fruitée de fille et silhouette sensuelle de femme. Mais lui, avec ce chant qu’on lui sait, un peu trop égal, un peu trop naïf, un peu trop mixte dans le haut registre, montre un souffle dont peu de « Morgenlich » ont pu jouir. Face à de tels amants, David et Magdalene ne sont plus des faire-valoir ni des miniatures : Stefan Rügamer et Anna Lapkovskaïa le montrent dans un « Selig, wie die Sonne » d’anthologie, ils sont l’autre couple, peut-être les autres héros de l’histoire. Et Hans Sachs trouve simplement en Wolfgang Koch son meilleur interprète actuel : il en a l’ampleur vocale, à peine entamée, au bout du dernier acte, par ces six heures de représentation ; il en a la bonhomie un peu rugueuse, la complexité, les ambiguïtés, enfin l’humanité.
La Staatskapelle de Berlin, à l’issue de cette soirée triomphale à tous les égards, récolte peut-être les ovations les plus chaleureuses. Et c’est justice : sous la direction d’un Daniel Barenboim attentif à chaque détail d’une partition dont plusieurs scènes annoncent les « conversations en musique » de Richard Strauss, l’orchestre respire et rutile, varie les couleurs sans la moindre panne d’inspiration, seconde le texte en commentateur averti, attendri ou ironique. Le chœur n’est pas en reste, qui nous gratifie d’un point d’orgue sur « Wach auf ! » que nous n’oublierons pas de sitôt. « Wagner s’amuse », résumait Xavier Lacavalerie dans les pages de sa biographie consacrées aux Maîtres-Chanteur (Actes Sud). Ce soir, nous aussi !