Peut-on monter Les Huguenots en faisant l’impasse sur le conflit entre catholiques et protestants ? La question relève de la plus absurde des gageures, mais c’est pourtant l’exploit qu’ont « réussi » Jossi Wieler et Sergio Morabito dans la production actuellement présentée au Grand Théâtre de Genève. En transposant l’action dans les années 1930-40 (à en juger d’après les costumes), dans le milieu du cinéma (plutôt muet vu les caméras et le style de film réalisé, mais cet élément présent aux actes II et V, est entièrement oublié le reste du temps), le duo de metteurs en scène désamorce complètement l’un des enjeux majeurs de l’œuvre. Il reste bien l’intrigue amoureuse, mais elle paraît assez dénuée de sens dès lors que le conflit religieux est passé sous silence. Dès l’ouverture, on croit deviner qu’il y aura ou qu’il y a eu massacre, puisque des danseurs/figurants en haillons et ensanglantés errent sur le plateau, et que la plupart des protagonistes arborent dès le premier acte un lot de blessures variées, mais dans ces studios de tournage où traînent des fragments de décor, l’opposition entre croyances n’existe plus. Au troisième acte, le chœur censé être divisé entre huguenots et papistes n’est qu’une masse indifférenciée qui joue tous les rôles à la fois, et bonne chance pour les spectateurs qui n’auraient pas d’avance une certaine connaissance de l’œuvre : les deux bohémiennes sont deux dames endimanchées, et leur ballet voit reparaître les « victimes » sanguinolentes, cependant que tout le monde est pris d’une soudaine danse de saint Guy… Au dernier acte, le massacre est invisible, évidemment.
Il reste l’intrigue amoureuse, disions-nous, mais même là, le compte n’y est pas. Certes, dans le livret, les nobles seigneurs catholiques se moquent du parpaillot qui leur arrive au premier acte, mais pour autant, fallait-il faire de Raoul une sorte de clown mal fagoté, entre sa veste trop grand et ses croquenots de paysan, sans parler de son perpétuel air de ravi de la crèche ? Sa stupidité manifeste n’explique tout de même pas qu’on veuille tuer tous ses coreligionnaires…
© Magali Dougados
Ce contre-sens (si tant est que la production ait même un sens) est d’autant plus regrettable que, sur le plan musical, le Grand Théâtre avait mis toutes les chances de son côté.
Avec Marc Minkowski à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande, la partition est confiée à un authentique amoureux de Meyerbeer, qui a notamment dirigé Les Huguenots dans l’inoubliable mise en scène d’Olivier Py à Bruxelles. Tout en respectant l’identité de cette musique, il en fait ressortir les traits les plus fins (trois instrumentistes solistes sont présents sur scène, notammentla viole d’amour pour « Plus blanche que la blanche hermine », la flûte pour « O beau pays de la Touraine ») et évite le fracas superflu, même si l’on pourrait trouver que les tempos choisis sont parfois un rien trop rapides pour que le texte soit totalement intelligible. Le chœur du Grand Théâtre, très sollicité, donne le meilleur de lui-même ; dommage qu’il soit relégué en coulisses à la fin.
Le plateau vocal réunit également quelques-uns des meilleurs titulaires actuels de leurs rôles respectifs, à commencer par John Osborn, qui chante Raoul avec une apparente facilité qui laisse pantois, prestation d’autant plus admirable que la mise en scène le rend à peu près constamment ridicule. Face à lui, pour sa première Valentine, Rachel Willis-Sørensen se montre en tout point admirable, avec une parfaite maîtrise de la tessiture et un authentique investissement dramatique. En Nevers, Alexandre Duhamel fait lui aussi une prise de rôle irréprochable, avec l’exact format du personnage et une incarnation soignée. Ana Durlovski est de ces artistes dont la voix fascine ou repousse : par sa virtuosité combinée à des couleurs exceptionnellement sombres, elle propose de Marguerite de Valois une image assez inhabituelle, et l’on imagine volontiers qu’elle doit être une très saisissante Reine de la Nuit. Assez stupéfiante dans un tout autre genre, Léa Desandre s’empare d’Urbain, ici devenu une très impertinente script-girl ou starlette (une certaine confusion caractérise la transposition cinématographique, puisque Marguerite est présentée dans le programme comme productrice et réalisatrice, et qu’on la voit même actrice au cinquième acte) : sans avoir exactement la voix de Marilyn Horne, elle ose le fameux rondeau de l’Alboni, et multiplie les aigus éblouissants tout au long de ses interventions.
S’il est un Marcel tout à fait crédible scéniquement, jusque dans les excès du vieux serviteur fanatique, Michele Pertusi n’a hélas plus les ressources vocales nécessaires, ce qui le contrait à parler certaines phrases plutôt qu’à les chanter, sans parler d’un vibrato très prononcé sur toutes les notes tenues. Laurent Alvaro n’a peut-être pas exactement la tessiture de Saint-Bris, mais sa composition n’en est pas moins digne d’éloges. Parmi les personnages secondaires, si les aigus de Tavannes semblent parfois mettre à l’épreuve Anicio Zorzi Giustiniani, on remarque le percutant Bois-Rosé de Rémi Garin.