Le programme est bien rôdé, déjà écouté en décembre 2018 à la Cité de la Musique, où six des sept motets sur des textes allemands – dont l’attribution à Johann Sebastian Bach semble confirmée – alternent avec des motets du tournant du XVIIe S. On s’étonne que le « O Jesu Christ », bien que classé avec les cantates (BWV 118) n’y ait pas été intégré.
Les motets survécurent à Bach, intégrés aux pratiques liturgiques et paraliturgiques. Le Cantor connaissait son Gradus ad Parnassum, qu’il avait acquis en 1725. Or Fux proposait une sorte de retour à Palestrina. L’exécution traditionnelle, a cappella, s’effectua jusqu’aux années 60, où la remise en cause prit corps. Seuls deux des motets de Bach proposés ce soir exigent clairement une doublure instrumentale (colla parte) : Der Geist hilft unser Schwachheit et Lobet den Herrn, à l’orgue pour ce dernier. Il semble bien que la plus grande liberté était de mise : en fonction des disponibilités du moment, des effectifs, de la solennité de la cérémonie ou de son caractère intime, la pratique n’était pas figée. Raphaël Pichon a fait le choix de confier ces six motets aux vingt-huit chanteurs de Pygmalion. C’est ample, somptueux, généreux, comme une Passion confiée à Mendelssohn au Gewandhaus. Pourquoi nier notre bonheur à ce bain sonore, luxuriant, épanoui ? A certains moments près où telle ou telle séquence est réservée à quelques solistes, l’ensemble fonctionne au complet. Pour « respirer » et créer des mises en regard, il a inséré quatre motets du tournant du XVIIe entre ceux de Bach. Les motets antérieurs ont été pubiés à Leipzig dès 1618 par Bodenschatz, en deux séries (265 motets allemands et italiens de 58 compositeurs du XVIIe S). Bach en fit l‘acquisition en 1729 et y eut recours à la Thomaskirche. De là à supposer une quelconque influence sur sa propre production, le plus souvent antérieure, est pour le moins hasardeux, sinon fallacieux.
Le célèbre Jubilate Deo de Gabrieli, écrit pour Venise (édité en1597, Sacrae Symphoniae) surprend par la sagesse tranquille de sa lecture, qu’on attendait … jubilatoire. Jacobus Gallus publia son Ecce quomodo dans le recueil Opus Musicus entre 1586 et 91. Pièce homophone, où les quatre voix adoptent la métrique souple du texte, sa lecture est réjouissante. Vincenzo Bertolusi, Italien installé en Pologne puis au Danemark, édita à Venise son Osculetur meo à 7 voix en 1601. Ici encore, les combinaisons contrapuntiques sont variées à souhait. Enfin Hieronymus Praetorius publia le Tulerunt Dominum, à double chœur et en deux parties, en 1599. Les deux chœurs, après s’y être opposés, se rejoignent pour le « Surrexit sicut dixit », ici chanté de façon remarquable, avant l’alleluia qui conclut la première partie. Il en ira de même pour la seconde.
Raphaël Pichon dirige les motets de Bach © Bertrand Pichêne
Pour les quarante ans de l’Académie et du Festival, Raphaël Pichon, qui nous dit sa dette envers ce lieu magique, propose ces motets de Bach, quelques heures seulement après en avoir achevé l’enregistrement. Sa relation au Cantor remonte à son enfance. Dirigeant les motets depuis dix ans, il se les est appropriés. Raphaël Pichon résume son approche d’un mot : « Jubilation », qu’il considère comme indissociable de la foi luthérienne à l’approche de la mort. Sans entrer dans un débat théologique, les termes de confiance, de joie sereine, de douceur, d’attente paisible semblent plus appropriés. Or la direction qu’il imprime est flamboyante, animée, tendue, véhémente, souvent fébrile. Il galvanise son chœur, dont la virtuosité est admirable, dans tous les tempi, les plus inouïs, dans toutes les nuances, de la projection fortissimo, véhémente, au quadruple piano, dans des phrasés somptueux comme dans des articulations détachées et légères. Du technicolor sur écran panoramique, avec la 3D. La direction est attentive au moindre détail. Les chanteurs, tous virtuoses, peuvent ainsi suivre sans jamais donner l’impression de précipitation les tempi les plus rapides et se prêter à toutes les intentions du chef. Le continuo, sonore, est confié à deux claviers, un violoncelle, une contrebasse, et un théorbe. Efficace, ductile, nuancé, il n’appelle que des éloges, en dehors du déséquilibre, préjudiciable au théorbe, pratiquement inaudible en dehors de son soutien, bienvenu, de « Gute Nacht » (Jesu, meine Freude).
Sans entrer dans le détail de chaque pièce, retenons que la direction choisit d’opposer les séquences de chaque motet comme autant de mouvements d’une symphonie. Du « Singet dem Herrn ein neues Lied » retenons la fraîcheur, la légèreté, des sopranos tout particulièrement. L’ensemble est expressif sinon expressionniste par le recours à la plus large palette dynamique, des tempi, des articulations, des phrasés et des couleurs. On est surpris que la seconde partie du « Der Geist hilft unser Schwachheit auf », alla breve, soit prise avec une telle sagesse. Le célèbre « Jesu, meine Freude » laisse perplexe. La projection constante du verset 2, assortie d’une émission forcée des sopranos, dérange. Cette projection gouverne le choral suivant, au détriment du timbre, encore. Le premier trio (« Denn das Gesetz »), confié aux soli, s’ouvre sur le verset « Trotz » dont la fugue est rondement menée. Si le second trio est fort beau, le « Gute Nacht », à deux par partie, déçoit, pris dans un tempo très retenu, las, épuisé plus qu’apaisé, sans fraîcheur ni sérénité. Les chorals introductif et conclusif sont heureusement dépourvus de maniérisme, avec de beaux modelés. « Komm, Jesu, komm » est l’occasion de souligner son caractère dramatique, contrasté. Quant à « Fürchte dich nicht », la clarté de sa polyphonie, légère, articulée, avant la fugue magistrale qui s’ouvre en son exact milieu, est un réel bonheur. Enfin, le « Lobet den Herrn » est un miracle, avec sa grandiose double fugue prise à un tempo invraisemblable. « Denn seine Gnade und Wahrheit », retenu, d’une rare plénitude, nous émeut. Un magnifique bis, le « Mitten wir im Leben sind ». op 23 n°3, de Mendelssohn, récompense les acclamations d’un public, conquis. La ferveur, le recueillement, la force sont idéalement rendus. Un bonheur sans nuage était enfin au rendez-vous.
Raphaël Pichon a construit sa carrière sur une démarche où la volonté d’innover, quitte à provoquer. se marie à un sens aigu de la communication. Décaper, restaurer, avec des couleurs, des dessins, des reliefs neufs dérange. Ses indéniables qualités musicales et techniques lui permettent tout, servi par des chanteurs extraordinaires. Au sortir de ce concert, on demeure partagé. Hormis ce qui nous paraît un contresens interprétatif (la « jubilation » face à la mort), la direction, fiévreuse, tendue, contredit souvent la gravité, la sérénité du message musical. Si certaines scènes relèvent d’une dramatisation évidente, celle-ci prend trop souvent le pas sur l’apaisement auquel conduit le propos. L’enregistrement, attendu à la rentrée 2020-21, constituera certainement un événement.