Berlioz appréciait les deux compositeurs, dont le second est injustement oublié. Est-ce suffisant pour ouvrir le concert par le premier concerto pour clarinette de Weber ? D’autant que l’œuvre – abondante – de Georges Kastner autorisait un autre choix (chœur orphéonique ou mixte, fragment d’opéra, pièce pour orchestre d’harmonie etc.). Grand classique parmi les concertos pour clarinette, le premier de Weber est un pur joyau, suffisamment connu pour nous dispenser d’en rappeler les qualités. Si l’éloignement de l’orchestre en étouffe le son, la direction d’Hervé Niquet laisse ici perplexe, qui brasse beaucoup d’air, en ces temps de canicule, pour un effet modeste. Les phrasés, les couleurs, les respirations, les oppositions sont estompés pour une production insipide, plate. C’est particulièrement vrai dans le finale. L’allegretto est pris très rapide, trop, les couplets du rondo, délibérément contrastés, paraissent pâles à l’orchestre. Le bonheur vient de Paul Meyer, à la virtuosité magistrale, au jeu d’une rare élégance, volubile, articulé, délicat comme flamboyant.
Compte tenu du parcours musical et des ancrages d’Hervé Niquet dans la musique ancienne, on s’étonne, a priori, qu’il ait préféré les Cris de Paris à Saint-Julien des Ménétriers, dont la typologie est semblable : un volume en deux parties, la première consistant en une étude savante, documentée du sujet, la seconde d’une œuvre musicale de taille respectable, écrite avec le plus grand soin, sur le thème retenu. Ce sera sans doute pour une prochaine production, comme Les sirènes. Le caractère humoristique de l’ouvrage a certainement séduit notre chef, pour qui le rire est une dimension essentielle. Ainsi, sa direction, enjouée, attentive, efficace sera-t-elle sans relation avec la gestique adoptée pour Weber.
Georges Kastner © DR
Etrange cette « grande symphonie humoristique, vocale et instrumentale », œuvre d’un non moins étrange compositeur, philologue, théoricien, totalement oublié, malgré une œuvre riche et variée : Georges Kastner. Trois parties (le matin, le jour, le soir), où soli, chœurs et orchestre relatent l’éveil de Paris, marqué par les cris des petits métiers, puis la rêverie diurne et amoureuse du Dormeur éveillé, enfin le Soir, illustré par le Promeneur solitaire puis le Portier. Le tout est ponctué par la musique de la garde montante, celle d’un régiment de cavalerie, les tambours de la retraite sans oublier les sonneurs de trompe. Les chœurs, nombreux et variés, chargés des interjections pittoresques (« voix diverses…voix confuses… ») comme de pièces orphéoniques ou pour voix mixtes, jouent un rôle non moins essentiel.
Pour l’auditeur du XXIe S, l’humour se limite à quelques traits instrumentaux et aux cris, parfois inintelligibles, d’autant que leur mémoire a totalement disparu. Il est dommage que le texte du livret (illisible en salle) n’ait pu être sur-titré, car malgré les qualités de diction d’Enguerrand de Hys et les efforts des autres solistes, il est malaisé d’en apprécier la saveur. Enfin, les références culturelles, évidentes lorsqu’il s’agit des appellations des personnages (Titania, évidemment blonde ; le Promeneur solitaire, dont les rêveries sont connues), ces références ne peuvent qu’échapper au plus grand nombre pour l’essentiel : qui connaît encore le Marchand d’amour, dont trois couplets structurent la partie centrale ?
En uniforme, la Garde Républicaine aligne ce soir sa formation symphonique comme son orchestre d’harmonie. Deux pianos, au jeu contradictoire, sont requis, mais aussi des enclumes, fouets, grelots qui participent à ce tableau foisonnant des bruits de la capitale. Ces moyens exceptionnels autorisent les combinaisons les plus surprenantes et riches, de la légèreté de la rêverie, à laquelle participe la harpe, jusqu’aux accents martiaux les plus sonores. Sorte de résumé involontaire des musiques françaises du XIXe S, on y trouve tous les genres et toutes les formes d’expression. Le tout nouveau saxophone se voit même confier une belle phrase introduisant le sommeil.
On est ravi et quelque peu déconcerté. Les solistes nous valent de belles envolées lyriques (Kastner a laissé plusieurs opéras), la polyphonie mêle des écritures savantes à des cris projetés à souhait, sonores, sprechgesang avant l’heure, sur un mouvement léger et dansant des cordes. A certains moments on croit écouter Offenbach, car c’est toujours animé, avec l’esprit de l’opéra-comique. La mise en espace des chœurs, colorés à souhait, participe au bonheur de cette soirée. Comment résister à la séduction des musiques d’harmonie, ici d’un grand raffinement, écrites avec un soin rare ? Les musiciens prennent un évident plaisir à jouer – comme le chef à diriger – avec des cuivres puissants et clairs. Les cordes ne sont pas en reste.
Les airs et récitatifs confiés à Enguerrand de Hys, puis son duo avec la soprano, auquel participent les deux pianos, soutiennent la comparaison avec tel passage de Lélio, de Berlioz. Le ténor excelle dans ce répertoire, au jeu convaincant, d’une émission claire et sonore, toujours intelligible. Lucie Edel (Titania) participe fréquemment aux productions dirigées par Hervé Niquet, dans des répertoires variés. La voix ne manque pas de charme, malgré un passage et des graves délicats. Le recours ponctuel au violon solo, à la flûte, dans l’accompagnement de notre soprano, tout séduit. La bonne humeur, le sourire sont irrésistibles à l’écoute de la fanfare, admirablement jouée, qui conclut la deuxième partie. Des roulements de tambour introduisent le Soir. Une valse très française, élégante, confiée aux bois et aux cordes introduit le baryton, Arnaud Richard. Voix solide, timbre séduisant et articulation impeccable, le Promeneur solitaire et le Portier nous valent deux beaux airs. Coiffés de canotiers, les chanteurs dialoguent avec deux jeunes filles, moment de bonheur, léger, fugace comme le veut l’histoire. Jamais triviales ni vulgaires, polkas, valses, quadrilles, solo de cornet, au parfum désuet, s’enchaînent pour notre plaisir. Le finale, aux cordes sombres, graves auxquelles se joignent les clarinettes, puis les cors solos, justifie à lui seul la recréation de cet ouvrage singulier. Le ténor, puis le baryton, enfin le chœur l’animent, avec une plénitude, une fraîcheur et une qualité d’écriture qui s’inscrivent dans la descendance lointaine du dernier Haydn.
Merci au Festival Radio France de nous avoir permis la redécouverte de cet ouvrage étonnant – simple curiosité ou trait de génie ? – qui appelle d’autres écoutes.