Après Ali-Baba de Lecoq (en 2014 à l’Opéra Comique, repris l’an prochain à Rouen), le Palazzetto Bru Zane fait équipe avec la compagnie Les Brigands pour redonner vie à un autre des chefs d’œuvre du répertoire lyrique léger, Les Chevaliers de la Table ronde, opéra-bouffe de Louis-Auguste-Florimond Ronger dit Hervé, véritable père de l’opérette dont le génie aujourd’hui encore est occulté par la popularité de Jacques Offenbach.
Créés en 1866 aux Bouffes-Parisiens, le théâtre de son rival heureux, ces Chevaliers de la Table ronde furent un demi-échec. La raison en tient moins aux ambitions de la partition qu’à un malheureux concours de circonstances. Le livret, en brocardant Roland Furieux de L’Arioste, comportait trop de similitudes avec Barbe-Bleue créé quelques mois auparavant. Offenbach encore… Surtout la concurrence est rude en ce mois de novembre 1866. Mignon triomphe à l’Opéra-Comique. Le Théâtre lyrique affiche Der Freischütz et ne désemplit pas. La Vie parisienne continue de faire courir les foules. Offenbach toujours…
De fait, la comparaison entre les deux compositeurs s’imposerait si cette exhumation ne reposait sur une adaptation pour douze instruments d’une version de l’ouvrage dont on ne sait s’il s’agit de l’originale ou de celle augmentée par Hervé de huit numéros en 1872. De la part d’une institution aussi vénérable que le Palazzetto Bru Zane (et aussi nécessaire à un répertoire souvent méjugé et aujourd’hui sinistré), on aurait pu espérer reconstitution plus scrupuleuse. Le genre léger doit-il forcément être traité à la légère ?
© Guillaume Bonnaud
Amputée de la moitié de ses instruments, l’orchestration, limpide paraît-il, devient grinçante et la mélodie, que le programme décrit « simple et efficace », se charge d’aigreurs auxquels les chanteurs réunis pour l’occasion ne sont pas tous étrangers. Assoiffé de reconnaissance, désireux de prouver son habileté, Hervé a multiplié tout au long des trois actes les difficultés vocales et musicales. Si Christophe Grapperon veille à l’entrain et à la précision des ensembles, si la diction reste à peu près correcte, le chant se montre parfois à la peine y compris chez des artistes aussi confirmés qu’Ingrid Perruche. Il faut préciser que le rôle de la duchesse Totoche ne fut écrit pas à l’intention d’un soprano mais de Delphine Ugalde, contralto émérite capable d’atteindre le contre-ré bémol. Tout aussi redoutables s’avèrent les couplets de Médor et les vocalises de Mélusine dont certains traits auraient pu être imaginés par Rossini. Distribuer les bons et les mauvais points importe alors moins que de saluer un travail d’équipe, car tous chantent ici de concert même si chanter n’est pas tout, il faut également parler. C’est là surtout que le spectacle pèche. Est-ce, à la demande de Pierre-André Weitz, que le parti unanimement pris est d’user d’une déclamation outrée ? Est-ce parce qu’Hervé est surnommé « le compositeur toqué » qu’il faut donner l’impression que ses personnages sont pris de folie ? Le débit précipité de la parole, les mots hurlés, grognés, jappés, gueulés au point d’en devenir incompréhensibles font régner sur le plateau une impression d’hystérie, vite éprouvante.
« Opéra-bouffe où on ne mange pas » affiche selon un procédé comique cher à Hervé le rideau rayé noir et blanc. Noirs et blancs sont aussi les costumes et les éléments du décor simple mais habilement pensé pour permettre l’enchaînement ininterrompu des scènes. Que Roland ait l’accent des banlieues et que le palais de Mélusine soit un lupanar n’ajoute rien à la réhabilitation de l’ouvrage. Ainsi actualisés, orchestralement réduits, scéniquement modulables, ces Chevaliers de la Table ronde vont pouvoir voyager un peu partout en France. Après avoir fait les riches heures d’un théâtre de poche comme l’Athénée, Les Brigands peuvent-ils prétendre à des scènes lyriques d’envergure supérieure ? Les applaudissements enthousiastes du public bordelais à l’issue de la représentation semblent répondre oui.