L’esprit de l’ouvrage est de la même veine que celui des Mamelles de Tirésias, créées par Poulenc dix-sept ans après. Jugez-en : Tryphème, royauté où seuls les préjugés (et les vêtements) sont bannis, une sorte de Thélème libertaire, entretient les 366 épouses du monarque, que conseille Taxis, son eunuque. La princesse Blanche Aline souffre des rigueurs de la bonne éducation que lui impose son père. S’ennuyant au logis, à l’occasion d’une fête, elle s’éprend de Mirabelle, danseuse, qu’elle prend pour un garçon. Lorsque le roi débonnaire rend justice, elles s’enfuient en couple. Prévenu, Pausole partira à sa recherche et les rejoindra à son insu, à la Métairie (laiterie ce soir) du Coq d’or. Giglio, le page, découvre que l’amant d’Aline est une femme. Il se travestira pour les retrouver …on ne vous contera pas la suite, désopilante.
Pierre Louÿs, outre ses écrits érotiques, n’est plus guère connu des musiciens que par ses Chansons de Bilitis, qui séduisirent Debussy. Son œuvre, le plus souvent hellénisante, sensuelle, n’est pas dépourvue de charme ni d’élégance. Son roman Les aventures du roi Pausole, adapté sous forme de livret par Albert Willemetz, retiendra l’attention d’Arthur Honegger. On oublie parfois que l’austère protestant commit aussi des œuvres plaisantes, dont trois opérettes, la nôtre étant appelée à devenir son plus grand succès populaire. Sans être tombé dans l’oubli, on ne sait trop pourquoi, l’ouvrage s’est fait rare et l’on sait gré à Valérie Chevalier de l’avoir programmé à l’Opéra-Comédie, le bien nommé. La production, prévue pour la saison 2019-2020, voit enfin le jour sur la scène montpelliéraine.
Giglio et le roi Pausole © OONM – Marc Ginot
On sort ravi et partagé de cette production : l’engagement des jeunes interprètes ne peut que susciter l’admiration, mais les limites qu’impose leur âge font que la réalisation demeure en-deçà de ce que l’on serait en droit d’attendre de professionnels aguerris. En effet, Opéra Junior (*) permet à des jeunes motivés, dès sept ans, d’intégrer cette structure associée à l’Opéra, sans pour autant se destiner forcément à une carrière lyrique. On ne saurait donc leur faire grief de telle gaucherie, de telle verdeur d’émission, d’une longueur de souffle ou d’une puissance limitées. Il serait profondément injuste d’apprécier ce spectacle à l’aune de ceux de spécialistes confirmés. Entre les chœurs, les premiers rôles et les moindres, l’ouvrage fait appel à plusieurs dizaines de chanteurs-acteurs. C’était donc l’occasion pour tous ces jeunes de participer à une expérience rare, qui marquera à jamais leur parcours d’adulte.
La mise en scène, les décors et les costumes, les éclairages, simples, renouvelés, astucieux, permettent au jeu et au chant de chacun de se déployer. Si les premiers tableaux, statiques (ainsi, le chœur de la sieste), renvoient aux productions sympathiques de spectacles de fin d’année, le rythme va s’imposer progressivement, l’horizon s’élargir, pour culminer au blues, à la révolte des femmes, au boléro du chocolat espagnol, puis aux scènes finales.
De ce bain de jouvence on retiendra déjà la perfection des chœurs, le plus souvent féminins, dont la précision, l’intelligibilité, et – surtout – la fraîcheur d’émission font un modèle. Gageons qu’il serait malaisé pour des ensembles professionnels d’adultes de réunir toutes ces qualités. L’opérette, comme il se doit, mêle aux numéros musicaux des scènes parlées ainsi que des épisodes dansés. La direction d’acteur est exemplaire : les ensembles comme les chorégraphies sont minutieusement réglés et c’est un plaisir constant. Les jeunes sont inégaux dans leur jeu dramatique : la maturité est nécessaire pour des textes chargés de sous-entendus, de jeux de mots, de calembours. Cependant, l’engagement de leur chant supplée leur relative inexpérience. Beaucoup de voix ont la saveur de fruits encore un peu verts, légèrement acides, mais promettent à ces jeunes chanteurs bien des bonheurs partagés, et, pour certains d’entre eux, une possibilité de professionnalisation.
Un petit prélude, ajouté, confié à deux chanteurs, a cappella, en mode de plain chant, donne la clé du spectacle « Il n’y a pas loin du rêve à la réalité ». Durant l’ouverture, les principales figures vont défiler, courir, sauter et participer au caractère enlevé de l’opérette. Chacun des principaux solistes se voit confier deux airs et un nombre variable d’ensembles. Blanche Aline, Maeva Mercat a la fraîcheur d’émission de cette femme-enfant. Toutes ses interventions sont bienvenues, ses deux airs tout particulièrement. « L’amour, c’est comme la musique » Belle image que celle que développe Giglio dans son air (n°26) : le page-gigolo pour qui toutes les occasions sont bonnes, Léo Thiery est un jeune ténor, dont la voix et le jeu promettent. Son air d’entrée « J’ai l’honneur d’être votre page » est tout un programme. De Pausole, Tony Garnier, beau baryton, athlétique, nous retiendrons l’air de la coupe du roi de Thulé (souriante et cocasse parodie de Gounod), et ses adieux « Adieu mon peuple aimé », parlando toujours clair, où l’orchestre cisèle son accompagnement. Marceau Mesplé, défend avec conviction Taxis, l’eunuque du palais, rigide à souhait (l’original, chez Pierre Louÿs, était…huguenot). Mirabelle, travesti danseur, Finoana Beulque, bien que privée d’air… ne manque pas d’air, particulièrement dans ses deux trios. Nadja Grände, Diane à la Houppe, est un beau mezzo en devenir. Délicieuse, tant vocalement que dans son jeu, son duo avec Giglio « J’ai fait un rêve merveilleux », où elle est doublée par le saxophone, est particulièrement réussi.
Jamais vulgaire, bien que leste, l’action permet de concilier la gaudriole et l’émotion. Les quiproquos, les travestissements, la fantaisie érotique nous valent une écriture légère, souple et vigoureuse, où la petite formation use de toutes ses ressources. C’est bien l’univers de l’opérette française, mariée au music-hall. Honegger décrit ainsi son œuvre : « aimable…en un style mozartien, gai, vif, alerte, mélodique ». La musique, très soignée, colorée à souhait, a tout pour séduire le profane comme l’initié, qui reconnaîtra les savoureuses citations et parodies qui émaillent la partition.
Jérôme Pillement assume la direction. La complexité singulière de l’écriture lui vaut de focaliser son attention sur les instrumentistes, tout en assurant l’animation du chant, trop souvent couvert. Autant l’indulgence doit prévaloir à l’endroit des jeunes interprètes, autant est-on surpris par cette lecture appliquée d’où l’esprit est réduit. Le peu de familiarité des musiciens au genre, sans doute, assorti d’un nombre restreint de répétitions. Les solistes, gâtés par l’écriture, s’en donnent pourtant à coeur joie, la trompette goguenarde des bois de justice, la flûte figuraliste, le saxophone… Au chocolat espagnol, remarquablement chorégraphié, ne manquent que les castagnettes. La délicieuse page du téléphone (où les protagonistes se font face dans les loges de scène) est orchestralement parfaite.
Une réalisation qui devrait inciter nos scènes à reprendre cette opérette, bien sûr, mais aussi à s’inspirer de la formule Opéra junior qui, depuis plus de trente ans, continue de porter de beau fruits. Qui osera maintenant remonter Les petites Cardinal, réjouissante pochade où les vieux beaux du Jockey Club lorgnent les danseuses ?
(*) https://www.opera-orchestre-montpellier.fr/intervenants/opera-junior