Autant l’avouer, c’est sans entrain particulier que nous allions assister à cette production de L’Elisir d’amore créée à Toulouse en 2001, que nous avions découverte au Capitole lors de la reprise de 2007. Le parti-pris d’une transposition temporelle à la Belle Epoque, celle où la photographie et l’automobile rentrent dans les mœurs mais où les robes n’ont pas encore raccourci, n’a toujours rien de gênant et il caractérise toujours efficacement l’entreprenant Dulcamara, qui ajoute la vente de clichés photographiques à celle de ses produits miracle. Mais il s’en suit que la mise en scène fige à plusieurs reprises les personnages dans un « arrêt sur image ». Si la réalisation de cet effet, réussie, révèle la bonne préparation du spectacle effectuée par Stefano Trespidi, l’assistant d’Arnaud Bernard – celui-ci brille par son absence – ce procédé spectaculaire interdit toute interaction entre les personnages, fût-ce de simples regards, et suspend la vie théâtrale alors que le flux musical qui la commente continue. Mais à cette faiblesse près il faut admettre que la conception d’ensemble ne prend pas l’œuvre à contrepied, et par les temps qui courent ce n’est pas rien ! Si les décors et costumes de William Orlandi n’ont pas gagné en originalité ils n’ont rien perdu en efficacité, en particulier les panneaux mobiles qui déterminent les champs et leur profondeur. Et comme la réalisation des lumières de Patrick Méeüs laisse peu de chose à désirer, on éprouverait à la fin le sentiment d’une réussite agréable si les facteurs musicaux et vocaux ne nous avaient porté sinon à l’ivresse du moins à une réelle euphorie !
© Christian Dresse
Evidemment ce plaisir naît d’abord de l’œuvre, dont chaque écoute renouvelle les séductions. A la tête des musiciens de l’orchestre de l’opéra de Marseille qu’il commence à bien connaître et qui suivent au plus près ses indications, Roberto Rizzi Brignoli mène une lecture très attentive aux dynamiques, aux nuances, aux couleurs, où les réminiscences rossiniennes (Cenerentola) et belliniennes (Sonnambula) se fondent dans la chair de ce bijou romantique. Comme l’orchestre, les chœurs semblent s’évertuer à démontrer une musicalité particulière, et un engagement scénique des plus réjouissants. Quant aux solistes, ils brûlent presque tous les planches ! Seul Armando Noguera rate son entrée : privé de l’arrogance vocale qui doit dire sa fatuité, ce Belcore peine à s’imposer et à rejoindre le niveau de ses partenaires. Jennifer Michel campe une Giannetta bien chantante et délurée qui occupe joliment tout l’espace vocal et scénique que lui consent son rôle. Pour ses débuts à Marseille Paolo Bordogna frappe fort : outre l’extension et l’autorité vocale qu’on lui connaît il éblouit le public par sa volubilité dans les passages d’agilité et sa fantaisie scénique, où grimaces et gestuelle acrobatique tirent Dulcamara vers le zanni qu’il n’a jamais cessé d’être. Prouesse aussi pour Inva Mula qui était déjà Gilda à Marseille en 1997. Dix ans après son Adina de Toulouse et un élargissement de son répertoire susceptible d’obérer ses moyens, elle démontre avec brio la solidité de sa technique, aigus et souplesse restant d’une qualité indiscutable. C’est un triomphe, non à l’arraché mais à la musicalité. De la même eau celui de Paolo Fanale dans le rôle de l’amoureux transi. Il en exprime très justement la maladresse et l’émotivité, aidé par un physique à la fois juvénile et un peu pataud. Mais si l’on songe qu’en 2013 il était Tito dans La Clemenza sur la même scène on peut mesurer l’intelligence de ce chanteur, qui a su discipliner son goût pour les éclats de voix jusqu’à faire de « Una furtiva lagrima » un moment où le temps s’est arrêté, suspendu à une messa di voce, des piani filés et une voix mixte débouchant sur un falsetto à la fois net et évanescent. Certes la voix de Paolo Fanale n’est pas sans défaut – elle tend à devenir légèrement nasale dans l’aigu forte – mais son art de chanteur a les vertus d’un philtre puisque son charme a tenu en lisière même les applaudisseurs précoces ! Comment dès lors, malgré les réserves liées à la conception, ne pas succomber au charme de l’œuvre et de la distribution ? Elles sont à l’affiche jusqu’au 4 janvier…