Certaines productions défient les années. Qui imaginerait étrennée à Lausanne il y a dix ans la mise en scène par Adriano Sinivia de L’elisir d’amore, à l’affiche actuellement de l’Opéra national de Bordeaux. La transposition lilliputienne du livret de Felice Romani dans un champ de blé sert de prétexte à une habile succession d’images et de clins d’œil qui renouvelle le propos sans le travestir et effleure quelques sujets toujours d’actualité. Déjà en filigrane les préoccupations écologiques, déjà l’usage de la vidéo, suffisamment modéré pour ne pas devenir envahissant, et de nouveau le sourire, la poésie, la tendresse, tout ce qui fait le charme inusable d’un opéra dont le succès perdure en dépit des mauvais pressentiments de Donizetti la veille de sa création, en 1832 à Milan. Pour preuve près de deux siècles plus tard, les applaudissements du public bordelais, signe d’un enthousiasme que l’on aimerait entièrement partager.
Car ce séjour à petite échelle dans le monde merveilleux de Nemorino, en mode Microcosmos ou, plus près nous, à la façon du Chêne – le film de Michel Seydoux et Laurent Charbonnier –, si distrayant et intelligent soit-il, voudrait une direction d’orchestre moins appuyée pour enchanter totalement. Nil Venditti conduit à (trop) vive allure un orchestre qui ronfle (trop) souvent comme un orphéon municipal. Acoustique du Grand Théâtre aidant, l’orchestration de Donizetti, pourtant subtile dans cet opéra, confirme la piètre réputation du compositeur en la matière et les ensembles apparaissent opaques malgré un chœur irréprochable.
© Eric Bouloumié
Gageons que les représentations suivantes aideront à clarifier le discours musical. Déjà la deuxième partie paraît mieux maîtrisée. Kevin Amiel comme Giorgio Caoduro semblent vocalement plus à l’aise au fur et à mesure qu’avance la soirée et le seront sans doute encore davantage dans les jours à venir (deux distributions en alternance jusqu’au 10 avril). Preste sur scène et moins benêt que la moyenne des Nemorino, on voudrait que le premier chantât l’intégralité de la partition comme il interprète « une furtiva lagrima », avec ce même souci d’expression, ce même appui sur le souffle et cette même volonté de nuances, en dépit d’une voix moins colorée que dans nos souvenirs, et d’une hauteur d’émission qui confère aux aigus le brillant qu’elle retire aux registres inférieurs – conséquence d’un prochain Almaviva du Barbier de Séville à Toulouse ? Le second, bousculé dans son grand air d’entrée, retrouve au deuxième acte la tenue exigée par ses duos avec Adina et l’aplomb rossinien nécessaire au portrait bouffe de Dulcamara. Noyée dans le flot orchestral et peu avantagée par la mise en scène, Giannetta, confiée à Sandrine Buendia, n’a jamais paru aussi secondaire. Belcore voudrait pour mieux bomber le torse un baryton moins relâché – et question de goût, moins clair – que Samuel Dale Johnson. Impossible en revanche de ne pas succomber à l’Adina de Golda Schultz dont la présence et l’aisance scéniques s’allient à une voix pulpeuse, qu’une métaphore gourmande rapprocherait d’une confiture de cerises : suave, généreuse, fruitée mais dépourvue d’acidité. Soprano sapide donc, dont la saveur est encore rehaussée par un chant souple, égal sur la longueur et lié, apte à tracer de la coquette un portrait en tout point convaincant. Nouvel exemple réjouissant de l’émergence de ces « voix d’Afrique » qui – pure coïncidence – seront mises à l’honneur à Paris dans les jours à venir, à travers la première édition d’un concours lyrique les 7 et 9 avril au Palais de la Porte Dorée ainsi qu’une soirée exceptionnelle samedi 16 avril au Théâtre des Champs-Elysées.