Alors que le concert était annoncé comme « Airs de concert de Mozart », mention qui figure d’ailleurs encore sur les billets, il s’agit ni plus ni moins d’un concert de promotion du CD d’airs d’opéras de Mozart qu’Edita Gruberova vient d’enregistrer chez Nightingale Classic : seul manque ce soir l’air de Fortuna « Lieve sono al par del vento » d’Il sogno di Scipione. Donc rien de bien original, mais des valeurs sûres, particulièrement bien adaptées aux moyens actuels de celle qui fut baptisée « la reine des coloratures ».
On a tout dit et écrit sur cette grande cantatrice, qui ravit les uns par la perfection de sa technique et sa prestance de diva, et énerve les autres par son style grubérovien et ses hordes d’admirateurs. Mais après tout, Joan Sutherland et Montserrat Caballe, entre autres, avaient elles aussi leurs tics, leurs trucs et leurs fans… On doit donc admirer ce qui est toujours admirable, le phrasé et la prononciation des récitatifs, les attaques de notes piquées, les pianissimi ineffables, les trilles et appogiatures. Et l’on ne dira pas « c’est extraordinaire pour une cantatrice de son âge, après 45 ans de carrière ! » : non, c’est simplement extraordinaire tout court, d’autant que la voix est toujours jeune, à l’instar d’un Charles Trenet à la fin de sa longue carrière. Bien sûr, on note qu’elle n’a pas de graves, qu’elle savonne assez souvent et que ses minauderies sont insupportables, mais tout cela n’est pas nouveau (voir les comptes rendus de deux de ses précédents concerts à Paris en 2009 par Claude-Pascal Perna et à Liège en 2011 par Bernard Schreuders).
Surtout, Edita Gruberova est nature, sans artifices ni trucages : elle ne triche en rien, ni sur son âge (68 ans), ni sur son physique, et elle chante ce qu’elle aime pour ceux qui l’aiment. Et puis, comme Bette Davis dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane, l’espace d’un instant, à la fin de l’air de Suzanne, quand elle se prend la tête dans les mains, elle retrouve ses 18 ans. Et elle mêle ainsi des émois de débutante à un métier d’une très grande sûreté, auxquels s’ajoute la visible jubilation d’être en concert son propre maître aux côtés d’un chef (Douglas Boyd) particulièrement attentif. Car tout comme Julia Varady, elle supporte de plus en plus difficilement les dictats des metteurs en scène (qu’elle fustige dans une récente déclaration sur le site Art but Fair).
Sa prestation mêle ce soir des personnages qui, à l’exception de Suzanne, font surtout dans la véhémence : Donna Anna, Konstanze, Sifare, Fiordiligi et surtout Elettra dans un air périlleux qui termine le récital en apothéose. Loin d’engendrer l’uniformité, cette succession d’héroïnes volontaires souvent malmenées par le sort, sied bien à la cantatrice, qui distille avec délectation leur charme parfois vénéneux. On aurait aimé une plus grande stabilité de l’interprète, qui a trop tendance à se tourner en tous sens, entraînant des déperditions sonores d’une voix à la projection pourtant toujours percutante. Mais au total, les personnifications sont grandement convaincantes. Une heure donc d’émotion, entrecoupée d’intermèdes orchestraux bien choisis, interprétés par un orchestre aux vents excellents, mais aux cordes un peu acides (ouverture de Don Giovanni, six danses allemandes en si bémol majeur, Adagio et Fugue en ut mineur, ouverture de Mitridate, musique de ballet de l’acte III d’Idomeneo, et ouverture de Cosi fan tutte).
Ce soir, ses inconditionnels venus en force remplir la salle Pleyel forcent, par leur longue ovation debout, la généreuse Edita Gruberova à bisser… son bis. Ne boudons pas notre plaisir : cette grande personnalité, vraie bête de scène, monstre sacré et diva d’une autre époque, nous change avec bonheur de certaines Barbies formatées et aseptisées. A bientôt, Edita, pour fêter vos 50 ans de carrière.