1835 fut une année faste pour Halévy : après le triomphe de La Juive en février, en décembre l’opéra-comique L’éclair fut accueilli avec transport. Le compositeur faisait ainsi la preuve de la variété de son inspiration, en écrivant, quelques mois après un drame d’une ampleur majestueuse, une œuvre destinée au simple divertissement. Pas de chœurs, et pas d’effets formidables à représenter : ce qu’il ne verra pas, le spectateur devra l’imaginer. En somme, une œuvre idéale pour être donnée en concert ?
Entre deux représentations de La Juive Aviel Cahn, le directeur du Grand Théâtre, a donc décidé d’afficher L’éclair. La dernière fois à Genève c’était en …1872 ! L’idée semblait excellente et propre à stimuler les mélomanes curieux. Et cependant malgré une date unique le théâtre n’était pas plein et des désertions se sont produites à l’entracte. Pourquoi ?
D’abord, peut-être, parce que le concert ne permet pas au spectateur de s’y reconnaître dans une œuvre où l’intrigue se noue à la faveur d’un quiproquo. Le sujet, extrêmement mince, concerne deux sœurs, très unies mais au caractère dissemblable : l’une, Madame Darbel, veuve et mondaine, s’ennuie loin de Boston quand elle séjourne chez sa sœur Henriette, réservée, introvertie, qui aime sa vie au bord de l’océan.
Surgit George, un cousin frais arrivé d’Angleterre où il faisait des études ; leur oncle commun, qui vit à Boston mais restera invisible, lui a ordonné d’épouser l’une ou l’autre dans un délai de trois semaines s’il veut hériter de sa fortune. Qu’elles fassent leur choix ! Resté seul, tandis qu’il se réconforte de ses fatigues arrive un jeune officier de la marine américaine, Lionel, qui expose avec exaltation les charmes de sa vie aventureuse avant de regagner son bateau amarré tout près. Peu après l’orage annoncé à l’orchestre éclate avec violence et Henriette réapparait, soutenant Lionel, qu’un éclair a aveuglé quand la foudre a frappé le navire. Fin de l’acte I.
Fort opportunément l’oncle de Boston est « docteur, chirurgien, oculiste » ; il va donc intervenir sur le malheureux. Suspense : recouvrera-t-il la vue ? Madame Darbel a deviné que sa sœur s’est éprise de Lionel. Il a été conquis par la douceur de la voix d’Henriette ; il l’entraîne dans un duo afin qu’elle admette partager ses sentiments. Ils sont interrompus par l’irruption de George : puisque les sœurs ne se décident pas, chacune prétextant son souci de ne pas peiner l’autre, il a choisi d’épouser Henriette. Lionel révèle alors ouvertement son amour pour la jeune fille, à l’ébahissement de George. Alors celui-ci, qui se flatte d’être philosophe, décide dès lors de courtiser Madame Darbel. De son côté Henriette s’inquiète : quand, le bandage enlevé, Lionel la verra, l’aimera-t-il toujours ? L’heure est venue, le jeune homme y voit clair et il se jette aux pieds de sa voisine, Madame Darbel. Evidemment Henriette s’évanouit. Fin de l’acte II.
L’erreur de Lionel l’a blessée si profondément qu’Henriette s’est enfuie. Elle ne reviendra qu’une fois sa sœur et Lionel mariés, et alors elle épousera George. A son retour elle constate que Lionel ne semble pas heureux. George le lui confirme. Voilà que Lionel lui demande un entretien, avant de reprendre la mer : toujours amoureux d’elle, il va demander le divorce. Henriette admet alors qu’elle a eu tort de ne pas comprendre le quiproquo et avoue à Lionel qu’elle l’aime aussi. Que faire ?
Alors on lui révèle que le mariage avec Madame Darbel n’a jamais eu lieu ! Elle l’exigeait pour revenir, ils lui ont menti, et la voilà libre d’épouser celui qu’elle aime. Et George et Madame Darbel convoleront pour recueillir l’héritage ! Happy end.
Le lecteur qui a eu la patience de nous suivre a déjà compris l’écueil d’une exécution en concert : les quiproquos ici ne sont pas dus à des méprises intellectuelles mais à des erreurs de la perception. Lionel s’était épris d’Henriette à travers la douceur de sa voix. Si, le bandage enlevé, elle avait alors ouvert la bouche Lionel aurait compris aussitôt son erreur. C’est pourquoi elle doit s’évanouir illico pour ménager un nouveau rebondissement, celui du pseudo-mariage. Mais dans une version de concert ? On la voit quitter la scène précipitamment. Dans une mise en scène le spectateur aurait compris d’un coup d’œil et le rideau serait tombé. Combien d’auditeurs seront restés perplexes, comme notre voisine ?
Etirée sur trois actes, l’œuvre repose donc sur un couple de jeunes premiers amoureux et un autre de jeunes premiers bouffe, les premiers émouvants, les seconds divertissants. Si le premier couple transmet de l’émotion, à travers un chant souvent virtuose destiné au plaisir de l’auditeur, l’écriture ne prive pas le deuxième, à vocation comique, d’occasions qui lui permettent de briller. De ce point de vue, si l’on réclame souplesse, extension, agilité, trille, les quatre interprètes n’en sont pas dépourvus. Mais le chant n’est pas que du son, et pour que le sens parvienne à l’auditeur une bonne articulation et une projection franche sont nécessaires. On regrette de le dire, mais le compte n’y était pas. Alors que la veille, dans La Juive, la diction du français était quasiment irréprochable, on en est loin avec trois chanteurs sur quatre francophones d’origine. Seul Julien Dran qui chante le rôle de George semble avoir reçu la formation et apporté le soin qui permettent une transmission claire du sens du texte. On regrette pour lui que cette version de concert ne lui permette pas de jouer pleinement la dimension comique de ce personnage dont il réussit à exprimer, même partiellement, le pragmatisme borné, l’aplomb de l’inconscience et l’autosatisfaction tout en montrant l’étendue de sa voix. Annoncé souffrant Edgardo Rocha reçoit le renfort du comédien Leonardo Rafael, qui lit avec conviction le texte parlé de Lionel. Quelque prudence initiale pourrait confirmer la réalité du malaise, mais assez vite la voix prend son envol et le charme du timbre opère, ainsi que la souplesse, l’art des demi-teintes et la douceur des aigus en voix mixte ou en falsetto, et la puissance à déployer dans l’évocation exaltée de la vie aventureuse d’un marin. Seulement on ne comprend pas en continu ce qu’il dit, parce que si la diction est passable la projection reste modeste. Plus problématique est le cas d’Eléonore Pancrazi et de Claire de Sévigné, francophones d’origine, qu’on peine vraiment à comprendre, problème récurrent dans les zones aigües, mais dont la puissance d’émission et la force de la projection semblent très modestes, sauf à de rares moments. Pourtant leur tessiture semble adéquate pour les rôles. Sans doute les rôles ne se prêtent pas à des emportements, celui d’Henriette en particulier, que sa réserve naturelle et sa pudeur semblent vouer à la demi-teinte, dont Claire de Sévigné s’acquitte scrupuleusement, mais le rôle de Madame Darbel n’offre-t-il pas la possibilité de plus de pétulance ? Cela dit, la virtuosité de l’une et de l’autre n’est pas en cause, et elles font un sort aux ascensions, aux trilles, aux roulades, qui étaient la raison d’être de l’œuvre. On en revient au regret déjà exprimé, du choix d’une version de concert, qui les prive de la dimension théâtrale.
Car dans ces versions, l’orchestre réclame sa part de lumière, et n’en cède rien. Quasiment irréprochable, l’exécution de l’Orchestre de Chambre de Genève rend justice à une partition dont l’inspiration nous a semblé inégale au premier acte et meilleure aux suivants. L’ouverture est séduisante, avec des échos de Beethoven ou de Weber, peut-être des échos de musique irlandaise, puis un intermède que l’on pourrait danser, des couleurs qui s’assombrissent et préfigurent l’orage futur, et des reprises incessantes, thèmes mélodieux en forme de rengaine qui symbolisent peut-être le chassé-croisé sentimental, et les accélérations qui entrainent, les scansions qui figent et le tutti final qui ravit. Au premier acte le duo des sœurs est assez plat, prétexte à assauts de virtuosité. Il est relevé par l’entrée de Georges, qui pourrait être signée Offenbach. Plus loin Lionel chante la mer dans un très long morceau de bravoure, quand Georges n’aura droit qu’à un « air du sommeil » bercé par une musique délicate où le hautbois s’endort pour inspirer le personnage. L’orage va le réveiller. Ce morceau « obligé » est écrit avec beaucoup de soin, en crescendo savamment contrôlé, se rapprochant, éclatant dans sa débauche sonore, avant de s’affaiblir progressivement, c’est la loi de l’exercice mais Guillaume Tourniaire le dirige avec une grande subtilité.
Au deuxième acte, à noter la mélodie sur un rythme de valse chantée par madame Darbel, la leçon de chant que Lionel veut mettre à profit pour connaître les sentiments d’Henriette, leur duo entre insistance inquiète et douce résistance, l’autocomplaisance de Georges dans l’air du philosophe qui annonce encore une fois Offenbach, la frivolité affichée qui fait de Madame Darbel une cousine de la comtesse de Folleville, son duo avec Georges qui a peut-être inspiré la Véronique de Messager, le solo d’Henriette dont Gounod pourrait s’être souvenu dans Mireille.
Au troisième acte, des couleurs évoquent Don Carlos avant un autre solo d’Henriette d’une délicate mélancolie, le discret chant syllabé qui marque l’ébahissement quand elle annonce à Lionel qu’elle va épouser Georges et un « la voilà » anticipant sur La fille du régiment, le trio très mélodieux où Henriette annonce qu’elle se retire, et les vocalises de sa joie quand la supercherie lui est révélée, jusqu’à l’ensemble final sur les tutti de l’orchestre, il y a bien matière dans L’éclair à de grandes joies pour l’auditeur et de quoi se dire que ce compositeur souvent traité de haut a pu être souvent à la source de l’inspiration de confrères dont la réputation l’a supplanté. On regrettera que le chef n’ait pas suffisamment tenu compte – en tout cas c’était notre perception et d’autres l’ont partagée – de la projection globalement modeste de solistes, qui en maints endroits noyait leur voix dans les flots montant de la fosse.
La fin de l’opéra a été saluée chaleureusement par le public, parmi lequel beaucoup d’amis de l’Orchestre de Chambre. On espère que l’enregistrement donnera l’envie à quelque téméraire de monter une version scénique.