Le bicentenaire de la naissance de Wagner aura eu des prolongements inespérés, puisqu’il aura permis la résurrection d’œuvres très indirectement liées au maître de Bayreuth. Le 21 mai à Versailles a ainsi été redonné pour la première fois depuis janvier 1843 Le Vaisseau fantôme de Pierre-Louis Dietsch (1808-1865), compositeur français d’ascendance allemande, chef de chant et futur chef d’orchestre à l’Opéra de Paris, à qui ladite institution avait confié le livret rédigé à partir du sujet vendu pour la somme de 500 francs par Richard Wagner durant son séjour parisien. Faute de pouvoir être joué sur la première scène parisienne, celui-ci n’en composa pas moins son propre opéra, sur son propre livret en allemand, de sorte que naquirent presque simultanément ces deux Vaisseaux, à peine séparés par quelques menues variations sur le plan de l’intrigue, mais radicalement différents quant à la musique, on s’en doute. Tout l’intérêt de la démarche entreprise par le Palazzetto Bru Zane est donc de nous donner à attendre ce qui était, dans les années 1840, la musique du présent et la musique de l’avenir, la règle et l’exception, l’ordinaire et l’extraordinaire. Et dire cela, ce n’est en rien rabaisser l’œuvre de Dietsch, c’est simplement reconnaître qu’en opéra comme dans tous les autres arts, il y a la production de ces phares qui dominent leur temps et celle de ceux qui s’y inscrivent sans s’en détacher. Le Vaisseau fantôme ou le maudit des mers est un opéra français représentatif de son époque, et il est bon de nous donner à entendre ces œuvres-là, sans quoi nous mesurerions moins bien tout ce que Der Fliegende Holländer pouvait alors avoir de révolutionnaire.
Dans l’opéra de Dietsch, le navigateur errant est de nationalité suédoise, qui porte le nom de Troïl, et il échoue en Ecosse ; l’héroïne s’appelle Minna (sans doute Wagner avait-il rendu cet hommage à son épouse dans le scénario vendu à l’Opéra de Paris), son prétendant se prénomme Magnus, et Eric n’est qu’un comparse. Si l’œuvre ne connut que onze représentations, ce n’est sans doute pas à cause de sa musique, le plus souvent estimable, avec de beaux effets d’orchestration et plusieurs passages émouvants, mais parce que son manque de spectaculaire avait pu décevoir le public parisien habitué à de tout autres fastes. On entend passer des échos de Weber dans l’ouverture, la cantilène de Minna évoque Donizetti, ses duos avec Troïl préfigurent l’Offenbach sérieux des Contes d’Hoffmann, et le quatuor avec chœur concluant le premier acte, qui s’ouvre et se ferme sur l’exclamation « A table ! » nous rappelle qu’en France, tout finit par des banquets. Dans cette œuvre inconnue, le rôle le plus exigeant semble être celui de Minna, qui doit maîtriser une réelle virtuosité (son air en deux parties, « Mon Dieu ! … Sa clémence adorable à mon cœur rend l’espoir ! » est hérissé de vocalises) tout en possédant une réelle force expressive. Grâce au timbre chaud et vibrant de la soprano britannique Sally Matthews, que nous avions beaucoup admirée dans Deidamia de Haendel, on évite le côté glacé qu’aurait pu avoir une chanteuse exclusivement agile dans l’aigu, et l’on obtient une héroïne de chair et de sang. Malgré un effort louable de prononciation du français, le texte n’est pas toujours intelligible ; peut-être l’enregistrement réalisé au cours de la tournée, dans d’autres conditions acoustiques, permettra-t-il de surmonter ce petit obstacle. Russell Braun est un habitué du répertoire français (il a beaucoup chanté Pelléas, Chorèbe, Valentin, Lescaut…). Pour lui aussi, l’effet général évite tout exotisme mais on a parfois du mal à suivre ; peut-être lui manque-t-il un peu de la force que suppose le personnage de Troïl, et ses ultimes répliques ne sont pas vraiment clamées « d’une voix tonnante » comme le suppose le livret. Pour entendre une voix claironnante, il suffit de se tourner vers Bernard Richter, dont le Magnus est constamment compréhensible, et à qui l’on ne peut pas reprocher ici de chanter trop fort, comme c’est parfois le cas dans un répertoire plus ancien ; il nous gratifie même de beaux suraigus « rossiniens ». Appelé à remplacer Eric Cutler malade, Julien Behr a trop peu à chanter pour s’imposer vraiment ; Ugo Rabec est à peine plus sollicité en père de l’héroïne.
Après une courte pause, on retrouvait l’orchestre des Musiciens du Louvre Grenoble dans Der Fliegende Holländer, ici donné dans sa version originale, également située en Ecosse – d’où les noms inhabituels que portent les protagonistes, Donald au lieu de Daland, Georg au lieu d’Erik – et où manquent quelques mesures, notamment le motif de la rédemption dans l’ouverture et à la toute fin de l’opéra. Si avec Dietsch, la découverte d’une partition inconnue empêchait de s’attarder sur des détails, il n’en va plus de même avec Wagner, et l’on repère mieux certaines défaillances des instrumentistes (les cornistes, notamment). L’énergie avec laquelle Marc Minkowski dirige va parfois un peu loin et l’on frise l’agitation frénétique. Même s’il n’est pas aussi fourni qu’on pourrait le souhaiter, le chœur de chambre philharmonique estonien se donne à fond et semble plus à l’aise que dans le texte français où l’on ne comprenait guère ce qu’il chantait. Toujours suite à l’indisposition d’Eric Cutler, un jeu de chaises musicales nous vaut d’entendre en Georg un Bernard Richter initialement prévu en Steuermann, rôle dont hérite ainsi Julien Behr. Le jeune ténor français met son élégance vocale au service de la chanson du premier acte. Son confrère suisse, toujours aussi sonore, mais à bon escient, nous rappelle que Wagner ne s’est pas encore affranchi de formules mélodiques à la mode. Chez Dietsch, le Hollandais est suédois, et c’est justement de Suède que vient la Senta d’Ingela Brimberg, entendue dans Les Huguenots à Bruxelles où elle alternait avec Mireille Delunsch : cette mezzo-soprano qui fit ses débuts de soprano il y a tout juste dix ans possède un aigu retentissant, qui remplit toute la salle, au point d’en être parfois un peu éprouvant. Découverte intéressante avec la basse finlandaise Mika Kares, très à l’aise dans un rôle qu’il interprète sans partition ; dommage seulement que son timbre ne se distingue pas assez nettement de celui de Vincent Le Texier. Renouant avec un rôle qu’il a tenu en 2009 à Saint-Etienne, le baryton français semble néanmoins éprouvé par les difficultés de cette musique, comme si elle le poussait parfois aux limites de ses possibilités, et avec de curieux effets de détimbrage dans la nuance piano. Méforme passagère ? Quoi qu’il en soit, c’est avec Evgeny Nikitin que l’œuvre sera enregistrée et avec qui la tournée se poursuit. On reparlera donc de cette interprétation, et de la résurrection du Dietsch, quand le disque sortira chez Naïve.