Après plus d’un an de quasi-chômage technique, l’Opéra de Paris rouvre en grande pompe avec une création. Quel signe puissant, quel hymne à l’avenir ! Marc-André Dalbavie nous promettait beaucoup dans un spectacle servi par la fine fleur du chant français. Fallait-il pour autant s’essayer à une transposition à l’opéra d’un ouvrage-monde tel que le Soulier de Satin ?
Avec sa bonne douzaine d’heures, la pièce phare de Claudel est un univers à elle seule : elle explose le cadre spatio-temporel traditionnel, défie toute mise en scène avec ses incessants changements de décors, et étourdit savamment le spectateur avec sa petite quarantaine de personnages. Comment dégraisser une somme de théologie et de lyrisme sans l’amoindrir ? Le livret de Raphaèle Fleury n’altère que peu l’action et la langue de Claudel : on retrouve les grandes étapes du cheminement de Doña Prouhèze et de Don Rodrigue à travers le monde, où se croisent sublime, grotesque, mystique et prosaïsme.
Cette pâte sémantique encore très claudélienne, Marc-André Dalbavie la saisit à pleines mains. Le débit oscille entre ligne de chant étirée à l’italienne, récitatif qui se souvient de Pelléas et dialogues parlés (saluons à ce titre la performance truculente de Yann-Joël Colin et de Cyril Bothorel). Induit par le livret, ce parti pris est le principal écueil de la soirée. Sans cesse interrompue par une action qui a besoin d’avancer, la musique n’a que très rarement le temps de s’installer pleinement. Il n’y a ainsi guère que la scène du Soulier avec Prouhèze, et le duo entre Prouhèze et Rodrigue au troisième acte où l’on sent un véritable souffle dramatique s’emparer de la scène. Si indubitable soit-il, le formidable métier orchestral du compositeur ne fait que trop peu corps avec le texte, et se contente le plus souvent de proposer de chatoyantes toiles de fond diatoniques. Serti d’instruments rares (guitare baroque, cymbalum, sons électroniques, pianos en quarts de tons), l’Orchestre de l’Opéra de Paris a tout de même le mérite de sonner comme un gamelan magique sous la direction sobre mais efficace et sans ambages du compositeur.
Bien qu’ancrée dans la plus pure tradition opératique, l’écriture vocale ne convainc qu’à moitié. On goûte aux belles résonances du chant dans le filet instrumental qui la sous-tend, mais les voilà ternies par des récitatifs en panne d’imagination, et par une prosodie parfois défaillante. « Mais c’est de la fichue prosodie » s’exclame pourtant ironiquement le Secrétaire. A force de tourner sur elle-même pendant cinq heures (on raconte que 45 minutes furent coupées pour respecter le couvre-feu), la musique s’épuise et l’attention du spectateur se dérobe. Le soufflé claudélien retombe pour de bon.
© Elisa Haberer
Il ne faut pas non plus compter sur la mise en scène de Stanislas Nordey pour porter le spectacle. Réduite à quelques panneaux coulissants reproduisant des détails de peintures de la Renaissance italienne et espagnole, et à une direction d’acteur ankylosée (il y a peut-être du protocole sanitaire là-dessous), elle aura pour mérite de ne pas empêcher le spectateur d’imaginer sa propre scénographie.
Le luxe de la distribution promettait beaucoup, et il est réjouissant de voir autant de grands interprètes se frotter à la création en une soirée. On divisera cruellement le plateau en trois camps : le premier profite de la durée du spectacle pour se révéler, et le second, mis en difficulté par une partition si ambitieuse, s’effeuille au fil du spectacle. Le troisième est constitué de personnages secondaires qui, pour certains, tireront habilement leur épingle du jeu.
Il en est ainsi de Marc Labonnète, qui profite d’un quintuple rôle pour faire varier les couleurs baryton au gré de son aisance scénique. Le timbre fruité et lumineux de Camille Poul apporte avec Doña Sept-Epées une fraîcheur bienvenue au troisième acte, et il en va de même pour le ténor solaire de Julien Dran en Vice-Roi de Naples (entre autres). Yann Beuron est un Don Pélage toujours aussi fort et noble en voix, et Béatrice Uria-Monzon profite de ses rares apparitions pour allier admirablement chant et présence du personnage. Malgré une incarnation musicale un peu plus timide, Vannina Santoni se montre particulièrement à l’aise dans les vocalises que lui réserve le rôle de Doña Musique.
Parmi ceux qui se révèlent au fil de la soirée, on compte d’abord Max Emanuel Cenčić, qui fêtait ses débuts dans la Grande Boutique. D’abord réservé dans sa première scène en Ange gardien, il s’accomplit pleinement dans son ultime duo avec Prouhèze, où le métal doré de sa voix se coule dans l’orchestre scintillant qui lui est réservé. L’autre héros de la soirée est certainement le Don Camille de Jean-Sébastien Bou. Le baryton donne toute sa verve au personnage tortueux et rongé, probablement le plus crédible et humain de toute la pièce. C’est avec bonheur que l’on écoute un artiste qui, ce soir, est au sommet de son art et de ses performances vocales.
Le duo amoureux formé par Prouhèze et Rodrigue a bien des mérites, dont le premier est de soutenir une tension dramatique aussi longuement. Car Luca Pisaroni et Eve-Maud Hubeaux incarnent leur personnages avec la même passion de la première à la dernière minute du spectacle. Vocalement, le baryton italien se montre en très grande forme, mais son rôle tonitruant l’oblige à réduire la voilure au fil de la soirée, si bien que, ne voulant rien sacrifier à l’intensité dramatique, la voix pâlit lors du troisième acte. Sollicitée à outrance dans son registre grave, Eve-Maud Hubeaux se bat avec la même vigueur, et profite pleinement des accents lyriques de son rôle. Mais elle aussi montre quelques signes de fatigue vocale, et ce dès la scène du soulier.
La question qui est sur toutes les bouches à la sortie est mesquine, car elle remet en cause l’idée-même du spectacle : le Soulier de Satin était-il le meilleur candidat à un livret ? Sans parler d’échec complet, puisque la soirée réserve quelques plages vraiment réussies, la transposition du théâtre à l’opéra ne s’opère que difficilement, et laisse l’impression d’un spectacle trop terne pour convaincre.