Difficile de ne pas oublier les références, nombreuses en la matière, ou de ne pas se résoudre à en ajouter une, après ce premier concert du cycle Grandes Voix* organisé samedi par le Centre Lyrique d’Auvergne à l’Opéra de Clermont-Ferrand avec Werner Güra. Le jeune ténor habite littéralement Schubert. Wunderlich ? Oublié dès « Liebesbotschaft » ! Goerne ? Oublié lui aussi. Mais pas Haefliger ? Si. Et Blochwitz, l’oublier paraît osé ! Non, pas après avoir entendu Güra. Et Schreier, et Vickers ? A la même enseigne ! Attention, il ne s’agit pas de faire table rase, de nier les avancés du passé, de renier ce qu’hier on adorait, de dénier à ces illustres prédécesseurs toute légitimité. Au contraire, c’est bien en connaissance de cause, eu égard à ces formidables jalons de l’interprétation, que l’on peut se permettre d’être exigeant, déjà dans la seule tessiture de ténor.
Or, la performance du munichois ne se résume pas à rayer de la carte d’illustres devanciers mais à imposer sa propre vision sensible de ce répertoire ô combien périlleux. On n’est pas dans le dépassement de ce qui s’est fait jusque-là, dans la vaine recherche d’un absolu, ou d’un inatteignable idéal, mais dans l’accomplissement du chant schubertien. Ce qui subjugue d’entrée chez cet artiste, c’est bien cette spontanéité du phrasé, ce naturel à le faire vivre et partager dans l’émotion. On est dans l’authenticité du chant retrouvé où chaque mot est investi, où chaque syllabe, chaque son revêt un sens propre. L’élégance des nuances, la sûreté de l’émission et la conduite du souffle échappent à l’exercice de pure technicité. Les Lieder de Schubert requièrent comme peu d’autres œuvres du genre, une telle science de la maîtrise des sentiments. Les enchaînements expressifs, particulièrement sensibles dans « Frühlingssehnsucht », relèvent d’un art consommé de la tenue mélodique et ne sauraient se concevoir sans cette évidence avant tout musicienne qui est autant la signature de Güra qu’elle est la clef de l’alchimie schubertienne. Jamais la ligne de chant ne se départit de cette ductilité qui échappe à toute préciosité ou surexposition dans l’expression, de la même manière qu’elle demeure exempte de ce fade sentiment de monochromie éprouvé sur la distance dont nombre d’interprètes accablent ces lieder. On pense à la délicate sensualité de « Ständchen ». La précision et la justesse de l’intonation conjuguées avec une parfaite diction lui assurent des pianissimi moelleux et des aigus soyeux qui ne perdent jamais de leur chair. La force d’un Güra tient essentiellement à sa présence vocale dépouillée de la moindre démagogie ou effet de surlignage. Il rappelle en ce sens un Gérard Souzay, dans un autre registre vocal bien sûr.
Güra possède cette capacité à nous immerger dans l’immédiateté de l’émotion. Son Schubert se situe à la fois hors du temps et dans l’ici et maintenant de son vécu. On peut parler de lucidité dans la maîtrise des affects lorsque la note meurt sur un souffle amoureux (« Romanze aus Rosamunde »), ou s’enflamme d’héroïsme dans « Aufenthalt », ou encore se déploie tout en virtuosité dans la première strophe d’« Abschied » pour ensuite scander un hypnotique « Ade » (Adieu). De la poignante déploration de « In die Ferne » à l’insouciante allégresse de « Die Taubenpost », en passant par l’appel pathétique du dernier vers de « Die Stadt », Güra déploie un éventail expressif et dynamique qui ne se départit à aucun instant d’une profonde humanité. L’intonation est d’une objectivité telle qu’elle soulève une salve d’applaudissements à l’issue d’un « Der Atlas » impressionnant de richesse dramatique notamment dans un bas médium et des graves saisissants de puissance retenue.
Une intégrité exemplaire avec laquelle communie la franchise de toucher d’un Christoph Berner, au jeu franc et à l’engagement sans réserve. On n’est plus dans l’accompagnement mais dans le partage des responsabilités esthétiques.
* Prochains récitals : Philippe Jaroussky et l’ensemble Artaserse, motets de Vivaldi, mardi 18 mars ; Patricia Petibon et l’ensemble Amaryllis, musiques de Machado, Hidalgo, Charpentier, Rameau, Haendel…, jeudi 24 avril.