Conçu par Claus Guth comme le couronnement de la Trilogie Mozart/da Ponte, cette troisième version de Don Giovanni (une lecture en boucle) parachève le travail entrepris depuis 2006. Comme auparavant, le spectacle commence et finit par la mort du héros. Le rideau dévoile brièvement durant l’ouverture une découpe circulaire qui focalise l’attention sur le duel, scène-clef de la production se déroulant au ralenti. Le Commandeur, pistolet au poing, s’apprête à tirer sur le séducteur de sa fille. En état de légitime défense, Don Juan tente en vain de faire tomber avec un bâton le révolver de son adversaire. Il doit se résoudre à l’assommer mais s’affaisse à son tour, touché au ventre par une balle. Tout ce qui suit est un flash-back (en temps réel, comme les deux autres volets de la trilogie, Claus Guth insiste beaucoup sur ce point) durant lequel Don Juan consacre ses dernières forces à jouir de ce qui lui reste de vie.
Le personnage s’est approfondi par rapport à la version de 2010 (cf. notre compte-rendu). De grands sursauts d’énergie où il manifeste un incroyable appétit de jouissance alternent avec des moments de souffrance qui le fragilisent. Le personnage perd en cruauté. Ainsi, l’amitié indestructible qui le lie à son double, Leporello, se manifeste par des élans d’affection répétés tandis que Leporello déploie des raffinements de diplomatie pour le soigner sans lui montrer son inquiétude et exauce ses moindres désirs. Plus surprenantes, les marques de compassion données par le séducteur aux abandonnées, en particulier à Elvire, encore moins revendicative que précédemment, ou encore à Anna, lorsqu’il la croise après la scène du cimetière.
Autre nouveauté, due aux changements de distribution, les interprètes de Don Juan et Leporello – même taille, même gabarit, même type de voix -, sont réellement interchangeables. Tous deux jouent sur cette équivoque et échangent leur identité par plaisir, comme le feraient des jumeaux, au lieu de s’imiter l’un l’autre, ce qui aboutit à des renversements de situations parfaitement plausibles si bien que les quiproquos acquièrent une vraisemblance rarement égalée.
Dans cette forêt à la fois féérique et réelle (à l’image de la forêt tyrolienne où Christian Schmitt a cherché son inspiration), vibrante de sensualité, l’aura amorosa a tout envahi. Les rayons de lune se glissent à travers le feuillage et inondent le sol moussu de leur lumière voluptueuse tandis que les trois femmes en combinaison de soie blanche ou rose (elles se sont débarrassées de leurs vêtements), ivres de sensualité, se laissent aller délicieusement dans les bras de Don Juan ou de Leporello, sous le regard médusé puis vengeur d’Ottavio et de Masetto. L’excitation et la tension générales ne cessent d’augmenter, exarcerbées par le désir et la frustration. Elles trouvent leur apogée durant la scène finale où Don Juan, face au Commandeur qui lui a creusé une tombe pendant le festin, refuse de se désavouer. Leporello le retient en vain sur le bord de la fosse, la mort a déjà fait son œuvre.
La symbiose entre metteur en scène, décorateur, éclairagiste, chef, instrumentistes et chanteurs, leur engagement, leur connaissance approfondie et leur amour du chef-d’œuvre de la trilogie/Mozart da Ponte les conduisent à une perfection rarement atteinte. Toutes les finesses de la musique ont un équivalent scénique et le jeu théâtral est porté par l’élan dramaturgique de l’orchestre. Le pianoforte de Felice Venanzoni et le violoncelle de Robert Nagy, qui accompagnent les récits secco, dialoguent avec les chanteurs avec un esprit et une inventivité sans limites. Les nombreux silences expressifs sont parfois habités par des chants d’oiseaux et de grillons. Des enchaînements avec les arie ou les récits accompagnés mêlent parfois le continuo à l’orchestre, permettant des enchaînements harmonieux. Yannick Nézet-Séguin maîtrise totalement la partition avec une magistrale économie de moyens, un grand raffinement de nuances et de phrasés, un rythme très sûr, des contrastes saisissants et un sens dramaturgique aigu. Il adopte des tempi un peu moins rapides qu’en 2010, ce qui évite tout décalage. Le Wiener Philharmoniker, en totale symbiose avec son chef, semble aussi inspiré que lui.
Dorothea Röschmann, en Elvire, Josef Prieto, en Ottavio, et tout particulièrement Adam Plachetka, en Masetto, renouvellent leurs belles performances de l’année précédente. Malin Biström, jeune femme grande et mince, surprend par l’éclat, la souplesse, le volume de sa voix et sa musicalité. Son large sopranolyriqueconfère une rare énergie à son personnage qui brise les tabous pour laisser libre court à sa folle passion. La Zerline de Christiane Karg est, avec Leporello, le personnage qui sort le plus meurtri de cette folle nuit. Très à l’aise dans tous les registres, sa voix souple et son timbre lumineux conviennent au personnage, que la puissance de séduction de Don Juan laisse sans défense. La basse profonde Franz-Josef Selig incarne un Commandeur saisissant, aux magnifiques graves d’outre-tombe, à l’aigu percutant, qui se passe aisément de porte-voix.
Invité pour une unique représentation mais ayant suivi les répétitions avec ses partenaires, le bulgare Adrian Sâmpetrean, surprise de la soirée, ne rougit pas de la comparaison avec Erwin Schrott. La voix est bien projetée, agile et riche en harmoniques. Gerald Findley incarne unDon Juan tout aussi convainquant que celui de Christopher Maltman bien que différent. La voix est plus lyrique, le personnage plus imprévisible, encore plus humain. Son « Fin ch’han del vino », qu’il clame comme un possédé, et les accents nostalgiques de sa canzonnetta « Deh vieni all finestra », chantée pianissimo pour lui seul, en souvenir des jours heureux qu’il ne connaitra plus, resteront inoubliables.