Coproduit par le Royal Opera, le Metropolitan Opera de New York, le Staatsoper de Vienne, et aussi paru en DVD, ce spectacle signé Laurent Pelly a fait les beaux soirs de bien d’autres scènes dont celles de Paris, Barcelone et San Francisco. Le revoilà pour une troisième série à Covent Garden où il a été créé avec Natalie Dessay en janvier 2007, puis repris avec Patrizia Ciofi en 2012. Transposée à l’époque de la Première Guerre mondiale dans l’esprit du comique troupier qui a précédé les années folles, cette mise en scène de Laurent Pelly, également créateur de riches costumes d’une exactitude exemplaire — uniformes bleus horizon, froufroutantes toilettes féminines — est d’une efficacité diabolique. Les dialogues parlés pouvant être actualisés sans nuire à la musique, c’est résolument le parti adopté par Agathe Mélinand. Les traits d’esprit et apartés comiques ajoutés et traduits selon l’humour local ont sans nul doute contribué à assurer le succès auprès des publics de divers pays.
Réalisé à partir de cartes géographiques agrandies et pliées afin de suggérer les montagnes tyroliennes, le décor du premier acte évite le pur réalisme tout en situant clairement l’action dans l’univers alpin — traditionnel des comédies de l’époque. S’y déroulent nombre de gags assez fous. Admirable cohésion des soldats français marchant comme un seul homme ; défilé de caleçons longs ; corvées de repassage et de patates … Le feu d’artifices d’effets comiques dans une esthétique de bande dessinée se poursuit au deuxième acte dans le salon du château de la marquise avec notamment le déferlement du régiment des papas en ordre de bataille, bien décidés à soutenir l’attaque de Tonio venu in extremis juché sur un char d’époque pour enlever celle qu’il aime au grand dam des invités à un mariage inconcevable pour lui.
Si le théâtre est plutôt bien servi dans cette distribution, la musique tire, avec plus ou moins de brio, son épingle du jeu. Patrizia Ciofi, souffrante à la première, semble avoir retrouvé toute son énergie. Très crédible en garçon manqué, sa Marie espiègle et spontanée s’avère sensible, attachante et drôle (irrésistible petit monologue grommelé pour elle-même ). Sa voix toujours quelque peu instable ne manque pas d’un charme particulier et la soprano est souvent capable de produire de jolies notes élevées comme elle le fait au deuxième acte dans « C’en est donc fait ».
Il n’est pas facile de succéder à Juan Diego Flớrez — plébiscité Tonio idéal. Surtout pour des débuts à Covent Garden dans une prise de rôle. Alors, quand Frédéric Antoun paraît dans sa culotte de peau à bretelles, le public retient son souffle. La silhouette et la physionomie sont adéquates. Prudent, appliqué, le ténor canadien assure correctement ses premières scènes. Cependant, ses nombreux rôles dans un répertoire de ténor lyrique léger, comme celui de Gérald dans Lakmé chanté récemment à Montpellier et à Paris, sont loin du redoutable bel canto. Et s’il allait trébucher sur les fameux contre-uts ? Il n’en sera rien. Sa volonté, sa concentration sont venus à bout de l’épreuve… Au neuvième, les bravos éclatent et on respire avec lui. La suite n’est qu’une formalité pour ce ténor prometteur même si encore en progrès.
Reprenant l’un de ses rôles comiques favoris, étrenné à La Scala avec Mariella Devia en 1996, Ewa Podleś, semble s’amuser autant qu’elle amuse — y-compris avec sa voix dont elle joue sans retenue afin d’en sortir des sons hilarants dans son air « Pour une femme de mon nom ». La leçon de chant lui procure un nouveau terrain de jeu d’anthologie, cependant elle saura s’attendrir à la vue d’un amour sincère et rentrer modestement dans le rang pour le « Salut à la France ».
En manque de vis comica, Pietro Spagnoli est un Sulpice un peu hésitant mais bien chantant et sympathique. Le trio « Tous les trois réunis » est l’un des moments de grâce de cette représentation. Le chœur et aux autres comparses tiennent correctement leur partie. En plus de l’absence de Laurent Pelly aux répétitions, c’est sans doute la platitude et l’imprécision de la direction d’orchestre d’Yves Abel qui a empêché cette musique pétillante et ces interprètes de qualité de se fondre en un tout vraiment convaincant.
Quid de la cerise sur le gâteau ? L’apparition de la sublime Kiri Te Kanawa en Crackentorp n’a eu pour elle que sa légendaire beauté presque intacte. Plus que ce personnage à contre-emploi et son chant puccinien à peine audible « O fior del giorno » d’Edgar, ce sont tous les beaux rôles chantés sur cette scène qui lui ont valu des applaudissements nourris de souvenirs et de respect.