On mesure mal aujourd’hui quelle fut la popularité du Lalla Rookh de Thomas Moore, œuvre littéraire qui fut longtemps aussi célèbre que les contes orientaux de Lord Byron, sinon davantage, comme en témoignent ses nombreuses rééditions et traductions, ainsi que toute la production visuelle et musicale qu’elle inspira (voir à ce sujet notre compte rendu du Lalla-Roukh de Félicien David récemment enregistré). Pour être aujourd’hui la plus connue, la partition due à Schumann n’en est pas moins la plus proche du texte original, par ailleurs : au lieu de tirer un livret plus ou moins dramatique de l’un des quatre récits en vers enchâssés par Moore dans son récit-cadre en prose (c’est ce dernier seul que mit en musique Félicien David), Schumann travailla directement sur une adaptation allemande du texte. Evidemment le sujet peut paraître un peu mièvre – une fée, pour être admise au paradis, doit y rapporter « le bien le plus cher au Ciel » –, mais cette forme musicale, à peu près aussi hybride que son texte-source, semble avoir permis au compositeur de s’épanouir bien mieux que dans la forme opératique traditionnelle, de sorte que Le Paradis et la péri reste une de ses meilleures créations pour solistes, chœur et orchestre, et que son inscription au programme, en ouverture du Festival de Saint-Denis, était en soi une raison de se réjouir.
Comme d’autres chefs baroqueux avant lui, Jérémie Rhorer suit un parcours dont ne peut qu’admirer la cohérence chronologique : après avoir brillé dans Mozart, il aborde peu à peu les compositeurs postérieurs, son dernier passage par Saint-Denis ayant été consacré à Beethoven avec Le Christ au Mont des oliviers en 2013. Après quelques incursions dans le XXe (Dialogues des carmélites), voire le XXIe siècle (Claude), le voilà qui s’avance toujours plus dans le XIXe siècle – il doit s’emparer de Stiffelio en février 2016 à Francfort –, mais sans se départir de cette finesse qui caractérisait ses interprétations dix-huitiémistes : mieux vaut sans doute diriger Schumann en post-mozartien qu’en pré-wagnérien. Finesse toute nécessaire pour composer avec l’acoustique de la basilique, où les détails d’orchestration ont souvent tendance à se perdre : plutôt que de s’attarder sur certains passages dont le clinquant orientaliste fait écho à l’exotisme kitsch de Moore, Jérémie Rhorer exploite au mieux les moments de grâce suspendue, comme le dernier des quatuors vocaux dont l’œuvre est émaillée. Emmenés par sa baguette précise, l’Orchestre National de France et le Chœur de Radio-France rendent justice à Schumann à travers la diversité des climats qui se succèdent dans cet oratorio profane.
La tête d’affiche initialement annoncée aurait dû être Genia Kühmeier, dont on se rappelle l’exquise Micaela à Bastille en 2012. La soprano allemande ayant déclaré forfait, le festival a su trouver ce qu’on n’oserait appeler une remplaçante, tant la Suédoise Marita Sølberg impose le profil idéal pour la Péri : mozartienne – elle fut notamment Zerline à Glyndebourne en 2011 –, son répertoire inclut aussi Mimi, et elle possède donc l’énergie nécessaire dans la dernière partie, quand la fée se rebiffe, tout en ayant la pureté d’émission propre à cette créature surnaturelle. A ses côtés, Karine Deshayes endosse le costume de l’Ange, chante les quelques passages narratifs confiés à la voix de mezzo et participe au quatuor vocal, avec tout l’art qu’on lui connaît, d’une voix pleine et égale. Frédéric Antoun, dont les interprétations mozartiennes sont bien connues, règne en maître sur le rôle du narrateur : même si la partition ne lui confie aucun véritable air, il déclame son texte avec une aisance et une autorité qui ne laissent pas d’impressionner.
Dans le quatuor, c’est à Edwin Crossley-Mercer que revient la part la plus notable, avec le grand monologue de l’Homme dans la troisième partie, pris à un tempo très étiré, qu’il chante avec émotion et retenue. Marta Boberska, appelée in extremis pour remplacer Elin Rombo initialement prévue, n’a qu’une intervention soliste ; si son timbre sonne un peu pointu parfois, cela distingue la jeune vierge du personnage de la fée, plus consistant. Le jeune ténor britannique Ben Johnson n’a que quelques phrases en solistes : malgré quelques notes légèrement nasales, on remarque le dramatisme de la voix dans le défi du jeune héros (première partie) et les suppliques de l’amant mourant (deuxième partie).