À quelques dizaines de mètres du Wiener Staatsoper, le Kunsthistorishes Museum abrite l’une des plus fastueuses collections de natures mortes. Là, les poissons les plus éberlués, les pommes, les poires, les bouquets de viornes et les lapins écorchés pendent pour l’éternité du monde civilisé. Il est intéressant que Jean-Louis Martinoty – qui inventa sa production des Noces il y a quinze ans à l’attention particulière du public parisien – ait fait du premier Mozart / Da Ponte une vaste réflexion sur le tableau et celui qui l’habite. Empaquetant la scène de deux larges cadres aux valeurs obliques, qui tordent et maltraitent les lignes de fuite, le metteur-en-scène truffe son dispositif de toiles, dont la valeur métaphorique ne saute pas toujours aux yeux. Les personnages bougent et chantent – accessoirement, ils vivent et ils aiment – mais leur présence dans cette sombre galerie de natures-mortes et de memento mori semble indiquer que, déjà, ils pendent aux cimaises comme la truite se décompose sur l’étal du poissonnier. Fugacité de l’existence, triomphe de l’individu sur l’absolu, tout relie les préoccupations existentielles des peintres aux figures de la folle journée.
On cherchera vainement dans toute la discographie un Almaviva plus convaincant que celui de Peter Mattei. Le baryton surdoué déploie ses innombrables harmoniques dans un rôle qu’il tutoie depuis vingt ans et qui ne lui pose aucune difficulté. Rarement une émission n’aura semblé plus saine et plus insolente. Cette débauche de moyens ne rend son personnage que plus touchant ; Almaviva, éternel Coyote de Beep-Beep, qui croit sans cesse poser les mains sur l’oiseau rare qu’il convoite mais qui – invariablement – finit par goûter à l’âpre saveur du gravier, au fond du ravin. Tenir tête à une telle bête de scène peut sembler cruel mais le Figaro de Mario Cassi table sur d’autres arguments, comme cette belle faculté à colorer le mot, soulignant que dans cette trilogie, le verbe peut crânement tenir tête aux portées. Parler de pulpe dans le chef de Valentina Nafornita serait faire peu de cas de son exceptionnelle Susanna dont la sensualité rappelle une grenade coupée en deux dont les grains écarlates et tièdes exsudent des parfums invraisemblables. Et comment ne pas admirer Dorothea Röschmann qui ne fait qu’une bouchée des innombrables difficultés de son rôle – miracle d’intonation – tout en campant la plus facétieuse des Rosine ? On pense à Giulietta Masina, petit clown tragique de Fellini, qui rappelle les vertus hilarantes de la tragédie ; vertus qui poussent la soprano dans ses derniers retranchements gagesques au cours d’une mirobolante scène de fétichisme de pied parfaitement bunuelienne.
Adam Fischer mène sa folle journée d’un élégant pas de course que ne désavouerait pas l’école espagnole d’équitation de Vienne. L’assiette verticale et le poignet légèrement relâché sur les rennes, l’orchestre connaît de très belles envolées mais aussi d’étranges baisses de tension, comme dans le trio du premier acte qui aurait gagné à tâter de la cravache. Sans doute est-ce là l’effet du sex appeal de Peter Mattei qui agit comme une enclume. Tiens ! Encore une nature morte…