Quatorze juillet à l’Archevêché. Un lit placé au centre de la scène devant une réplique stylisée du rideau du Palais Garnier accueille le spectateur. Pas d’équivoque possible : nous sommes à l’opéra. Les Noces de Figaro ; Mozart en son génie ; tout le festival d’Aix-en-Provence est là. L’ouverture résume la comédie à venir en une sarabande de masques et de zannis où Pantalone, derrière lequel on devine le Comte Almaviva, cherche à lutiner le premier jupon à sa portée. Susanna en Colombine, Barberine… : autant de victimes soumises au priapisme du maître de ces lieux. Thomas Hengelbrock, à la tête du Balthasar Neumann Ensemble, veut Mozart débarrassé de son empois classique, naturel et vif. Bio en quelque sorte. Figaro devrait être à la noce. La journée s’annonce folle.
Voici d’ailleurs l’ex-barbier de Séville en train de prendre les mesures de son futur logement : une laverie située entre une chambre et un salon équipés de tout le confort moderne. André Schuen lui offre un baryton que l’on dirait normal si l’adjectif n’avait été déprécié. Simple, sain, égal sur la longueur. Trois airs, quand les autres protagonistes en comptent moins, placent le valet en tête de la distribution. L’interprète n’abuse pas de sa position. Déjà Susanna lui a volé la vedette. Difficile de ne pas avoir pour Julie Fuchs les yeux concupiscents du Comte. La présence, la ligne, le fruit, le charme. L’état de grâce. La Comtesse veut se suicider. On comprend Jacquelyn Wagner. Quelle soprano pourrait rivaliser, fût-elle pourvue de deux des plus beaux airs écrits par Mozart ? Lea Desandre tire Cherubino vers le blanc-bec. Le vibratello est signe de jeunesse. L’adolescent n’a pas franchi le cap de la puberté. La nature l’a pourtant généreusement doté, si l’on en juge à la proéminence de l’engin sous la liquette. Soudain, le Comte fait irruption et l’agitation cesse d’être vaine. Le prédateur est à la hauteur de sa proie. Gyula Orendt possède le magnétisme des grands fauves. Question d’hérédité : le baryton est originaire de Transylvanie. D’autant plus dangereux qu’il est séduisant. Moins noir que certains grands titulaires du rôle mais dans le timbre, un velours et dans l’inflexion, une caresse qui hypnotisent. Pourquoi faut-il que la mise en scène de Lotte De Beer, jusqu’alors drôle et enlevée, s’englue dans la scène du placard. Les portes n’en finissent pas de claquer. La faute à Mozart et Da Ponte ? Avec l’irruption de zizis et de poupées gonflables, le finale part en sucette, au propre comme au figuré. L’entracte est bienvenu ; le temps commençait à se faire long.
Changement d’approche dans la deuxième partie, comme si la pièce avait été confiée à un autre metteur en scène. Assez ri. Place à la pédagogie. Le décor devient abstrait : un cube dessiné par des néons. On y danse le menuet comme dans une boîte de nuit, serrés les uns contre les autres au mépris des gestes barrières. Des mots luminescents forment une phrase pour occuper l’espace. En anglais, please : Aix est un festival international. Les coussins dont Marceline était rembourrée dans la première partie dénonçaient la grossophobie – on nous l’a soufflé à l’oreille ; comment sinon le deviner ? Allégée à présent de son surpoids, Monica Bacelli tricote. Fallait-il pour autant conserver son aria di sorbetto ? Amuser n’interdit pas de vocaliser.
© Jean-Louis Fernandez
C’est le moment de sortir son programme pour lire l’histoire du tricot militant, ou comment de tous temps, les femmes ont utilisé laines et aiguilles afin de « sensibiliser l’opinion à certaines causes progressistes ». Tel est le sens des tricotages obscènes et bariolés appelés à envahir la scène. On les préférerait dans la salle. Le mistral s’est invité et les températures sont fraîches. On étouffe un bâillement sous le masque. Au loin, le bruit des pétards maintient éveillé. Est-il interdit de préférer des mises en scènes qui ne nécessitent pas de lectures préalables pour être comprises ?
La scène du jardin s’ankylose autour d’un seul arbre, en patchwork lui aussi, d’abord phallique puis au fur et à mesure de son érection envahi de trompes qui lui servent de branches. Les extra-terrestres sont parmi nous. Mais puisque la Comtesse pardonne, il serait malséant de se montrer inflexible. De toute façon, notre cœur s’est arrêté de battre peu de temps auparavant, lorsque Julie Fuchs, vêtue d’une simple robe blanche froissée par le vent, a offert aux étoiles un « Deh vieni non tardar » ciselé comme une couronne. Là réside, à nos yeux et nos oreilles enchantés, telle qu’on l’a rêvée, telle qu’on la conçoit, la magie d’Aix.