Il est des spectacles qui font mentir les statistiques. Alors que la plupart des productions lyriques mobilisent l’énergie formidable de toute une équipe pour une poignée de représentation, le journal d’un disparu proposé par Ivo Van Hove tourne pour la troisième saison. Créée aux Pays-Bas et en Belgique, cette très belle version a également eu les honneurs de Rome, Pékin, Brno, Budapest, Luxembourg, Rouen ou Londres. Il faut dire que le metteur en scène belge propose ici un bijou d’équilibre et de sensibilité qui transpose et réinvente l’œuvre originelle avec une remarquable intelligence.
La fin de la vie de Janáček fut hantée par une passion à sens unique pour une jeune femme qui n’avait que la moitié de son âge. L’artiste vieillissant lui écrivit plus de 700 lettres en une dizaine d’années. Elle n’y répondit qu’avec distance et parcimonie. C’est à cette époque que l’artiste composa Le Journal d’un disparu, cycle de 22 chants qui donne à entendre le même déséquilibre puisque le ténor y intervient bien plus que la mezzo. Le chanteur y incarne un jeune paysan follement amoureux d’une tzigane, une femme interdite selon les conventions sociales de son temps. Ses sentiments finissent pourtant par l’emporter et il abandonne son village et les siens pour la rejoindre.
Ivo van Hove et son dramaturge, Krystian Lada, transforment ce cycle de musique de chambre en un opéra par un travail de montage d’une grande pertinence : Ils choisissent d’intégrer quelques éléments de la correspondance réelle de Janáček et Kamila Stösslová à l’action, enrichissant la narration d’une puissante résonance autobiographique. L’obstacle du milieu social se double ainsi de celui de l’âge. Sur scène, au jeune Janik chanteur répond un Janik âgé, interprété par un comédien. Alors que le premier fait le choix de l’amour, le second, pénétrant sur le plateau avec l’urne funéraire d’une épouse à laquelle il n’a donné que « la moitié de son coeur » a manifestement renoncé à suivre la tzigane en son jeune temps. Ainsi, en un émouvant palimpseste, deux possibles se superposent.
Nouveau « photomontage », celui qui associe le superbe cycle musical du début du siècle à son contrepoint contemporain composé par Annelies Van Parys pour l’occasion. La compositrice donne plus la parole à la bohémienne, Zefka, et par là, rééquilibre quelque peu le dialogue entre les amants. Elle donne même une dimension féerique à l’obsédante présence de la jeune femme en lui adjoignant trois belles voix de femmes en coulisse. L’intelligence de la partition, l’unité de l’ensemble sont tels que, très rapidement, l’auditeur, saisit par une narration limpide, ne se préoccupe plus de différencier les deux écritures.
Les artistes au plateau sont également partie prenante de cette réussite : La pianiste Lada Valešová est une interprète de rêve pour cette création inspirée, dont elle maitrise manifestement les moindres jeux de saturation de son touché délicat. Totalement à l’écoute des chanteurs, elle est l’un des piliers de la troupe puisqu’elle fait partie de l’équipe depuis la création du spectacle, tout comme Marie Hamard dont la présence incandescente illumine la scène de son mezzo charnu, jamais appuyé et d’un grand naturel. Elle passe avec aisance d’un timbre rond à une voix très droite – mais toujours séduisante – pour les morceaux contemporains. Peter Gijsbertsen lui donne la réplique avec beaucoup de sensibilité, une présence juste, de beaux graves, un timbre riche quoique légèrement tendu dans les aigus. Hugo Koolschijn est quant à lui un compagnon de longue date d’Ivo van Hove, comédien tout en nuance et en fragilité. Tous trois font montre d’un engagement physique et émotionnel exemplaires, d’une précision épatante et travaillent une colorimétrie d’un extrême raffinement, refusant l’ostentation et les outrances. De cette retenue choisie naissent de magnifiques moments d’émotion.
Le dernier élément relevant du photomontage est celui qui transpose l’action de la campagne du début du siècle dernier – sans cesse évoquée par le texte et merveilleusement décrite par la musique – à l’espace confiné d’un studio photo des années 1960. D’un tel décalage, l’on pourrait craindre qu’il ne rende inopérant la métaphore. Or, la dramaturgie comme la direction d’acteur millimétrée, rendent au contraire les échos métaphoriques remarquablement pertinents. Romain Gilbert, assistant à la mise en scène, souligne que le studio photo est « temple de la mémoire », parfaitement adapté donc, pour que les deux Janik – le jeune comme le vieux – revisitent conjointement leur passé. La photographie permet de saisir l’essence des êtres : passant par toutes les étapes de la technique argentique, Zefka d’abord photographiée pour nous replonger dans le temps de l’amour, se trouve littéralement « révélée » au développement de la pellicule. Elle demeure pourtant insaisissable comme dans ce moment magnifique où l’homme âgé tente d’étreindre le film du corps nu de sa maitresse qui se trouve alors projeté sur son corps à lui : prisonnier de ses choix, il n’étreint qu’un fantasme.