Pour ce 150e anniversaire de la première représentation lyrique à Monaco, Jean-Louis Grinda a judicieusement choisi de mettre lui-même en scène une œuvre choc en résonnance avec le célèbre casino de la principauté.
Sur le plateau de la somptueuse salle Garnier, la passion amoureuse et celle du jeu ont partie liée. Cette folie collective se déroule dans un décor raffiné inspiré par le cinéma muet. Comme on le faisait à l’époque, les changements d’actes et de tableaux sont indiqués — ici en alphabet cyrillique — sur des cartons noirs. L’essentiel de l’action se passe dans un luxueux hôtel ouvrant sur une salle de jeu munie de grandes portes vitrées. C’est dans le vase clos du hall de cet établissement de villégiature que les personnages élégamment vêtus, se rencontrent, s’affrontent et se débattent dans un imbroglio d’affects aux motifs interdépendants. Grâce à un dispositif scénique motorisé, les scènes intimes ont lieu dans les chambres.
Par rapport à la rudesse de cette œuvre tragi-comique noire et grinçante, la mise en scène semble à première vue bien sage. Toutefois, à partir de l’arrivée de la terrifiante et richissime grand-mère, la progression dramatique délirante monte en puissance et se poursuit avec intensité jusqu’au cauchemardesque paroxysme final très réussi. Quand Alexeï commence à gagner gros au jeu, il est ivre d’excitation. Entouré des autres joueurs et du personnel du casino électrisés eux aussi, il se livre à une danse hystérique sur une gigantesque roulette occupant la totalité de la scène. Après qu’il a fait sauter la banque, oubliant Polina prête à se donner enfin, il se vautre dans une orgie de billets. La passion du jeu dévore tout et tue — même l’amour fou.
Déterminé à bousculer les conventions réalistes qui régissent l’opéra russe de son temps, le jeune Prokofiev, fasciné par le roman de Dostoïevski, y a trouvé matière à composer une musique expressionniste et burlesque pleine de surprises, avec ses dissonances, ses éclats soudains et son incessant soutien rythmique intimement tissé avec les voix. En première partie surtout, sous la direction de Mikhaïl Tatarnikov, l’exécution instrumentale manque quelque peu de relief et de subtilité.
© Alain Hanel
Assortie d’un humour cocasse, l’écriture vocale se situe dans la lignée de Falstaff et de Gianni Schicchi. Sont particulièrement admirables, les dialogues très rapides chantés en solo, en duo, ou à plusieurs voix distinctes, ne se superposant que très rarement. C’est d’autant plus saisissant que la raucité de la langue russe se fond naturellement dans la ligne de chant voulue par Prokofiev. Au cours du remarquable ensemble « Les jeux sont faits », on admire la cohésion des voix fortement typées appartenant aux croupiers et aux nombreux joueurs présents.
En revanche, les deux principaux protagonistes déçoivent quelque peu. Puissance et engagement dramatique sont les atouts du ténor ukrainien Micha Didyk (Alexeï). Autant ses élans dans l’aigu sont brillants, autant sa voix centrale est monochrome et ses intonations monotones. Certes Oksana Dyka (Polina) est jolie et élégante, la voix est solide, les aigus faciles mais trop stridents. En dehors de la scène très réussie où elle jette les billets de banque à la figure de son soupirant, l’actrice demeure assez terne.
Vocalement, la palme revient aux deux basses Dmitri Oulianov qui campe et chante un général très convaincant et Alexander Teliga (le directeur du casino) qui étonne et séduit par sa voix profonde très sonore. Grâce à son timbre clair agréable et à son talent d’acteur, Oleg Balachov est un séduisant Marquis. Quant aux six autres rôles secondaires, bien distribués, ils méritent tous d’être salués.
Cerise sur le gâteau : Ewa Podleś en Baboulenka. Tour à tour, hargneuse, autoritaire, hilarante, maternelle et émouvante, la légendaire contralto polonaise rafle la mise à l’applaudimètre dans une prise de rôle ébouriffante.