On ne sort pas indemne d’un tel concert. On est pris à la gorge, comme foudroyé par l’une des interprétations les plus poignantes qui soient du Château de Barbe-Bleue de Bartok. A la fin – et c’est révélateur – le public a dû attendre un bref instant avant d’acclamer les interprètes de l’opéra. Et en premier lieu, l’Orchestre Philharmonique, totalement investi, attentif en permanence au chant des solistes Petra Lang et Peter Fried, et répondant aux moindres inflexions voulues par le chef. Philippe Jordan est souverain : technique de direction exemplaire, un sens de l’architecture de l’œuvre qui fait qu’il ne relâche jamais cette tension, presque insoutenable, qu’il installe dès le début. Il sculpte des phrases immenses au lyrisme ample et bouleversant. Il vous prend immédiatement par la main et ne vous lâche plus jusqu’à la fin. On sait que la marche, de porte en porte, sera inexorable jusqu’à cette nuit finale (vers la clarté du jour ?), la nuit de Barbe-Bleue, celle de Judith ou tout simplement la nôtre.
Avec cette générosité qui lui est propre, Philippe Jordan obtient, de l’orchestre et des chanteurs, des accents d’un lyrisme et d’une tendresse d’autant plus émouvants qu’ils sont, sans cesse, confrontés à la violence et à l’inexorable. C’est ce qui rend les déclamations finales de Barbe-Bleue si bouleversante, quand les cors et les trombones colorent aussi tragiquement le dessin des cordes. Aucun pathos dans tout cela. Philippe Jordan garde la distance essentielle, même face aux déferlements paroxystiques de l’orchestre, qui atteint sous sa direction à une plénitude rare (et tous les instrumentistes solistes seraient à citer).
De plus le public se sent en permanence au théâtre, sans mise en scène, par la seule musique et la personnalité hors pair des chanteurs. Philippe Jordan est un grand chef d’opéra. Il parvient, même dans les silences, à gouverner le temps théâtral et c’est là, la marque des plus grands. Petra Lang est une immense Judith. Son personnage est admirablement construit dans toute sa complexité. La voix est d’une grande beauté. Elle implore, invective, se déchaîne, se brise. Puissante et dramatique, elle ne perd jamais son brillant et sait trouver une clarté presque adolescente dans l’expression de l’amour. Sa technique impeccable lui permet toutes les couleurs, jusqu’à cette note aigue, lancé avec une aisance déconcertante, au sommet du désespoir. Peter Friede est lui aussi un immense Barbe-Bleue. A l’ampleur de la voix s’ajoute le velouté du timbre qui rend le personnage tellement humain dans sa détresse, tellement proche de nous.
La soirée avait débuté par le deuxième concerto de Beethoven. Etrange cohabitation, à priori. Et, pourtant, elle fonctionne très bien. Concerto, dialogue, confrontation. Là aussi, la complicité entre le chef et le pianiste fait merveille au point que l’œuvre de Beethoven semble ne comporter qu’un seul et même mouvement. François-Frédérique Guy interprète cette œuvre avec une intelligence rare et une virtuosité sans faille. Il est lui aussi un amoureux du théâtre et cela se sent dans son dialogue avec le chef et l’orchestre. Légèreté de certains accents quasi mozartiens, sublime lenteur du deuxième mouvement, auquel un tempo rigoureux et imperturbable donne toute sa noblesse. Le piano y est grave et devient parfois malicieux quand, à la fin, par exemple, il semble questionner sans donner de réponse.
On l’aura compris, il y a des soirées, comme celle-ci, où le mot « concert » prend tout son sens.