Seul rescapé du covid qui dissémine la troupe de l’opéra de Francfort, Le Château de Barbe-Bleue imaginé par Barrie Kosky en 2010 est proposé seul, sans le Dido & Eneas qui lui fait normalement pendant. La veille déjà, le rare Ulisse de Luigi Dallapicola avait du être lui aussi annulé. Point de bâtisse sombre et suintante, Barrie Kosky place la scène à nu : une rotonde blanche tourne lentement. Judith et Barbe-Bleue sont enlacés au lever du rideau. Commence alors un jeu de séduction autant que de pouvoir qui épouse les méandres du livret. Barbe-Bleue s’apitoie et fait mine de céder ; Judith triomphe puis s’inquiète du gouffre qui progressivement s’ouvre devant elle. Une béance hypnotique qui la conduit droit dans la surenchère devant les yeux désabusés du maitre des lieux. La direction d’acteur, excellemment reprise par Alan Barnes, s’avère le point pivot de toute la proposition. L’absence de décors lugubres concentrent l’attention sur les personnages de ce drame musical psychologique. A chacune des quatre premières portes qui s’ouvrent, Judith prend quelque chose à son mari ou à un de ses doubles inopinément apparus en scène. Ainsi Barrie Kosky fait entrer le spectaculaire. Sur l’ut de la cinquième porte la plateau est noyé dans une épaisse fumée de scène qui montera lentement dans les cintres pour former le lac de la sixième. Pour la dernière, les trois doubles de Barbe-Bleue sont rejoints par les femmes. On comprend par le mimétisme des embrassades que Judith peut trouver sa place et régner sur les étoiles. Symboliquement, la roue du désir et de l’interdit s’arrête un temps avec les deux amoureux enlacés dans la même position que celle du lever de rideau mais à l’opposé du plateau. Demain peut-être, Eros et Thanatos reprendront leur valse.
© Barbara Aumueller
Dans la fosse, l’orchestre est mené par le geste chirurgical de Benjamin Reiners. Le son méticuleux, compact et épais vient renforcer la sensation d’enfermement progressif que narre l’œuvre. Toutefois, l’ensemble manque aussi de détails et de variations dans les tons pour pleinement rendre justice à ce bijou du répertoire du XXe siècle.
Les deux solistes s’imposent en revanche comme deux interprètes de première ordre. Claudia Mahnke, entre Bayreuth et Francfort, déploie un mezzo charnu, aisé sur toute la tessiture jusqu’au fameux ut. La note est lumineuse et puissante, à l’image du chant qui s’irise au gré des situations et des état d’esprit du personnage. En face, Nicholas Brownlee oppose une voix aussi musclée que musquée, au timbre d’airain. En suivant les intentions du metteur en scène, il évite le portrait monolithique et monochrome. Son Barbe-Bleue se teinte de tristesse et de dépit, comme si lui-même était prisonnier de ces femmes qu’il consume de ses mystères. Les deux interprètes reçoivent une longue et bruyante ovation méritée aux saluts.