Dans un très récent article paru dans nos colonnes à l’occasion de la sortie du disque enregistré par les artistes que l’on retrouve ce soir (et qui a obtenu un SWAG de la rédaction), Charles Sigel a tout dit, et bien mieux que votre serviteur ne pourrait le faire, de cette adaptation du Chant de la Terre mahlérien par Schönberg et Riehn pour ensemble de chambre.
Sur le fond, c’est d’ailleurs affaire de goût. On pourrait penser que les mahlériens les plus fervents sont divisés sur cette partition, même s’il est incontestable que Schönberg l’ait conçue avec le plus grand respect et la plus grande ferveur pour son aîné, qu’il considérait comme « un saint » et qui avait défendu sa propre musique que Mahler disait pourtant ne pas comprendre.
Car l’orchestre – et même le grand orchestre – est si consubstantiel à l’œuvre de Gustav Mahler, si nécessaire à la transmission de toutes les nuances de ses cauchemars, de ses souvenirs intimes, de ses obsessions pour la vie, la mort, l’amour, la nature, que cette transcription peut dérouter qui l’écoute pour la première fois. C’est un Mahler mis à nu, décharné, un peu comme le compositeur étendu, épuisé, sur son lit de douleur lors du pénible dernier voyage de New York à Vienne. Son esprit, cependant, est partout présent. Et d’ailleurs ce soir, ce n’est pas cette transcription que l’on « chronique », mais bien ses interprètes.
S’ils ne sont pas cent, ils sont tous là, les quatorze artistes du Balcon rassemblés pour ce projet, sans compter leur chef, Maxime Pascal.
A les voir, on ressent sans doute comme eux, une émotion particulière : celle de les retrouver « en vrai », deux ans après l’enregistrement du disque précité, réalisé au même endroit, mais dans une nef déserte. Un concert bien réel avec un public très virtuel, voici ce qu’avait été la première rencontre de ces mêmes interprètes avec cette œuvre. Ce soir, le public est revenu – bien moindre que celui de la veille, mais relativement nombreux tout de même – et il est chaleureux. Trop peut-être, jusqu’à applaudir chacun des six Lieder qui forment ce grand Chant, rompant un peu l’unité du tout avec les meilleures intentions du monde.
A les entendre, c’est à une sorte de miracle que l’on pense. Comment cette poignée de musiciens réussit-elle à nous plonger dans ce monde finissant, avec ses sonorités crépusculaires, ses dernières réminiscences de bonheur, cette nostalgie désabusée, ce soleil pâle que vient finalement couvrir le voile de l’Abschied après la dernière pirouette de l’ivrogne au printemps ? Comment recréer le nuancier sonore de Mahler avec quelques instruments et dans une acoustique qui ne peut pas, par nature, faire l’objet du même traitement qu’au disque ? Certes, il y a la transcription elle-même, dans ce qu’elle concentre de l’écriture mahlérienne. Mais il y a surtout l’exceptionnel talent de ces artistes, leur unité – rudoyée d’entrée par ce premier Trinklied si agité, dans cette acoustique qu’il faut dompter – l’expressivité de leur chant, leur sonorité. On pourrait tous les citer, mais on pense ici au cor, au hautbois, à la clarinette (sous presque toutes ses formes !), aux cordes…. Comme le fait Maxime Pascal en empoignant les mains de chacun d’entre eux aux saluts, tous méritent l’ovation reçue et chacun mériterait un paragraphe à elle ou lui seul.
Et puis, il y a les deux solistes.
Dans son article, Charles Sigel évoquait le débat autour de la présence de deux chanteurs masculins et ce qu’en pensait le disciple de Mahler, Bruno Walter. Le compositeur avait intitulé son œuvre de « symphonie pour ténor, voix grave et orchestre », laissant de fait une certaine liberté. Or, en dépit du rejet par Walter de la présence d’un baryton pour trois des six Lieder, celle de Stéphane Degout sonne, à l’instar du disque, comme une évidence. Cette voix-là est faite (aussi) pour ce répertoire. On ne sait qui des deux épouse l’autre, mais l’émotion est constante, jusqu’au sommet de cet Abschied si poignant avec ces ultimes « Ewig » toujours plus lointains, sans esbroufe. Un modèle de chant qui sert l’œuvre, à mon sens, idéalement.
Kévin Amiel vient lui aussi à bout, sans effort apparent, de ses trois chants, tendus et lumineux, auxquels sa voix claire et rayonnante apporte toute la vie que les textes traduits du chinois par Hans Bethge expriment ; au milieu d’un foisonnement instrumental – on y revient – d’une beauté sidérante.
Maxime Pascal dirige le tout de ses gestes vifs et saccadés avec beaucoup d’engagement et de conviction. Dans ce passage de la terre au ciel, l’ensemble se hisse au niveau, exceptionnel, de l’enregistrement de 2020. Il se pourrait même, sait-on jamais, que ces magiciens en arrivent à arracher l’approbation admirative, voire le coup de cœur, de ceux des mahlériens qui pensaient jusque là n’échanger pour rien au monde l’orchestre des cent contre l’ensemble des quatorze…