Une malédiction planait-elle depuis quelques jours sur le théâtre de la Monnaie ? Endeuillée par le décès de la costumière, la production devait faire face, coup sur coup, à la défection de deux des principaux chanteurs de le première distribution prévue pour ce Rigoletto, de sorte que c’est finalement la deuxième distribution qui assurait ce jeudi la première représentation du spectacle.
Déjà présenté la saison dernière au Festival d’Aix en Provence, la mise en scène de Robert Carsen avait alors suscité dans la presse belge des critiques peu élogieuses, et un certaine appréhension régnait au sein du public sceptique et volontiers influençable des premières.
Dès l’ouverture du rideau, devant une scène d’orgie où interviennent une poupée gonflable, fort laide, et de vraies danseuses fort peu vêtues, mon voisin de siège soupirait « ça y est, ça recommence… », faisant allusion aux quelques provocations et débordements de chair dont s’était plaint le public la saison dernière.
Mais ce premier écart fut fort vite oublié, tant la conception de Carsen est dramatiquement forte, cohérente et pleine de sens. Elle nous vaut aussi, au passage, des tableaux d’une grande beauté plastique ou d’une grande force poétique.
La conception du metteur en scène repose sur une transposition simple, de la cour du Duc de Mantoue vers le monde du cirque, où le clown Rigoletto mène la danse, tantôt truculent, tantôt amer, toujours vrai sous son masque de plâtre blanc.
Avec un grand souci du détail, un art de la scène consommé, Carsen impose sa vision non par contrainte mais par conviction; le palais devenu cirque qui sert de décor unique abrite aussi une roulotte d’artiste qui tiendra lieu de chambrette à Gilda, un trapèze acrobatique, pas toujours très confortable, sur lequel elle chantera « Caro Nome », balançant ses contre-ut à dix mètres du sol sous un somptueux ciel étoilé, une nasse figurant le refuge presque inaccessible de Sparafucile. De fiers gymnastes se seront mêlés au chœur d’hommes de la Monnaie, apportant ce qu’il faut de mouvement bondissant et de divertissante légèreté à une intrigue menacée de pesanteur. L’émotion est sans cesse présente, rien n’est gratuit, et le spectateur est conduit d’une main très sûre vers la conclusion logique du drame. La dernière scène, ultime acrobatie particulièrement poétique, fait intervenir la mère de Gilda descendant des cieux pour cueillir l’âme de sa fille en détresse, dans un mouvement d’une impressionnante verticalité.
La distribution est largement dominée par le Rigoletto du baryton grec Dimitri Platanias. Outre qu’il arbore magnifiquement le physique de l’emploi (la bosse en moins), il met dans son interprétation une telle force dramatique, une telle intensité qu’à tout moment il convainc. La voix est charnue, corsée, puissante, colorée, irréprochable de vérité.
Enfant du pays, la soprano Anne-Catherine Gillet chantait Gilda pour la première fois. La fraîcheur de son interprétation tient autant à la beauté de son timbre clair, velouté, très à l’aise dans l’aigu malgré les difficultés du rôle, qu’à la verdeur de son art, encore marqué d’une certaine fragilité juvénile de fort bon aloi. Elle campe ainsi une Gilda à peine sortie de l’enfance, ce qui ne fait que renforcer la cruauté des violences dont elle est victime.
Arturo Chacon-Cruz, qui chante le duc de Mantoue, nous a moins séduit. Certes, la voix a la puissance requise dans le registre aigu, mais le timbre manque singulièrement de couleur dans le médium, de souplesse, de brillant, de séduction vocale. C’est d’autant plus dommage qu’il se montre bon comédien, alternant le charme et la veulerie avec aisance. Très impressionnant, tant par son physique de reître à ne jamais croiser au coin d’un bois que par sa voix somptueusement caverneuse, Ain Anger campe un Sparafucile plus effrayant que jamais, particulièrement efficace. Le reste de la distribution est bien homogène, d’assez bonne venue, sans faiblesse.
Autre atout de ce spectacle très réussi, la direction de Carlo Rizzi est magnifiquement souple, imaginative, très sûre et sans cesse connectée avec le plateau. L’orchestre et les chœurs, qu’il dirige entièrement de mémoire, semblent le suivre au doigt et à l’œil, comme galvanisés par ce chef particulièrement compétent dans ce répertoire, et donnent le meilleur d’eux-même. Il en résulte une fluidité parfaite de la partition, sans aucun temps mort, sans aucune solution de continuité, au profit de la cohérence globale du spectacle.