La reprise de cette production de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny s’inscrit dans un cycle d’une semaine que le Komische Oper de Berlin consacre au « compositeur américain-juif-allemand Kurt Weill ». Elle succède ainsi notamment à un concert – monté façon revue – d’Ute Lemper, très à l’aise dans ce registre et aux Sept péchés capitaux traités sur fond de ballet.
Bien que certains ne voient dans la mise en scène d’Andreas Homoki qu’une gesticulation inutile des protagonistes sur le devant de la scène, elle a le mérite de rendre au texte de Brecht ses lettres de noblesse. D’autres productions de cet opéra se sont souvent bornées à raconter cette sale histoire d’exploitation de l’homme par l’homme en la plantant dans un décor de néons d’une certaine ville du Nevada et en enchainant ses chansons comme sur une scène de cabaret, sans donner toute la mesure à la poésie brute du livret.
Ici, l’accent est mis sur le poids des mots et la genèse des phrases : le texte de Brecht s’inscrit lettre après lettre sur le fond de scène tendu de papier kraft, comme s’il était frappé sur le clavier d’une machine à écrire. Bien sûr, quelques artifices scéniques supplémentaires viennent troubler cette idée initiale qui ne suffit pas en elle-même à remplir la soirée, mais l’élan littéraire qui a inspiré cet opéra est sauf.
La crudité des propos, qu’ils soient chantés, criés ou récités à la manière d’un « songspiel », renvoie immanquablement au contexte historique dans lequel l’œuvre a vu le jour. Celui de la crise de 1929, aux conséquences particulièrement bouleversantes en Allemagne. L’argent, l’alcool, le stupre sont-ils réellement les causes de la décadence d’une civilisation ? Ne sont-ils pas plutôt des prétextes que l’homme instrumente pour dissimuler ses propres perversités ?
Ni Weill, ni Brecht ne connaîtront par la suite de certitudes à ce sujet. Après avoir trouvé refuge au pays qui incarne le summum du capitalisme, leurs chemins divergeront et les modèles de société qu’ils défendront sont loin de correspondre à leurs idéaux de jeunesse.
Si la poésie de Brecht est omniprésente, tant par le texte chanté que projeté sur le décor, la musique de Weill n’en est pas occultée pour autant. Sous la baguette de Stefan Blunier c’est toute la richesse et l’éclat de la partition qui se révèle. Les passages orchestraux illustrant l’arrivée de l’ouragan sont traités de façon magistrale, mettant en valeur le pupitre des vents et les percussions, tandis que les chansons à texte se ponctuent par les accords de banjo aux interventions soignées.
Sur le plateau les chanteurs ont parfois du mal à se faire entendre face au tumulte de l’orchestre, c’est notamment le cas pour Leokadia Begbick. Christine Oertel parvient, par son jeu, à conférer un caractère froid et manipulateur au personnage, en dépit d’une émission limitée. De même, la Jenny de Noëmi Nadelmann aux aigus percutants perd beaucoup en sonorité dans le bas médium et le grave notamment dans la chanson « moon of Alabama » dont l’exécution, couverte par l’accompagnement musical, déçoit. La mise en scène prête aux personnages de Fatty et de Trinity Moses un jeu particulièrement décousu que Karl-Heinz Brandt et Stefan Sevenich relèvent par un chant précis et des intonations expressives. John Daszak (Jim Mahoney) a la voix idéale pour le rôle : sonore, tendue autant que fragile et angoissée. Il en va de même pour ses trois acolytes chercheurs d’or Stephan Boving, Philipp Meierhöffer et Carsten Sabrowski dont les interventions, souvent sous forme de trio, participent au développement dramatique de l’histoire.