Un roi peut-il vivre avec une femme « dans le péché » quand son pouvoir se heurte à celui du Pape, à l’époque où ce dernier est aussi un souverain en mesure de lui nuire ? La réponse est non, dans L’ange de Nisida, cet opéra destiné au Théâtre de la Renaissance dont la faillite empêcha la création au printemps 1840. Donizetti, à Paris depuis deux ans, est submergé de commandes. Il va dès lors puiser dans la partition comme on exploite un gisement. Cela donnera La Favorite. De L’ange de Nisida il reste alors des feuillets désarticulés.
De la cour au monastère, le dépouillement © rota
Ce matériau, que Fulvio Stefano Lo Presti définissait en 2002 comme « un puzzle », la musicologue Candida Mantica mettra dix ans à l’ordonner. Cela débouchera en 2018 sur la première exécution à Londres en forme de concert, dont l’enregistrement a été diffusé par la firme Opera Rara, sponsor de la recherche. C’est sur cette base que repose le spectacle proposé par le festival Donizetti de Bergame, premières représentations scéniques dans l’absolu. Candida Mantica explique dans le programme de salle l’abandon des soixante-quinze mesures composées par Martin Fitzpatrick – sur trois mille sept cents – pour les concerts londoniens par un souci toujours plus grand de fidélité à Donizetti, allant de soi à Bergame.
On nous permettra donc de regretter que ce scrupule n’ait pas été poussé aussi loin par la mise en scène, qui impose une interprétation déformante du livret pour lequel la musique a été écrite. La mort de Silvia, celle que les habitants de l’île de Nisida appelaient « l’ange » parce qu’elle cherchait à soulager leurs misères, n’est pas ici la conclusion pitoyable d’une déréliction physique et morale, mais une exécution. Le roi la punit, par les poignards de ses sbires, de l’avoir abandonné. Un féminicide avant la lettre. Evidemment Francesco Micheli pourra rétorquer que sa démarche est conforme à l’esprit de Donizetti, qui n’était pas le dernier à chercher à plaire en suivant la vogue.
Mais ce parti pris qui fait du souverain amoureux un homme brutal et vindicatif le montre en même temps comme le jouet de son chambellan. Or celui-ci, si l’on analyse ses apparitions, n’est pas le fier-à-bras qui nous est montré mais un personnage prétentieux et ridicule puisque tout ce qu’il entreprend échoue. S’il peut rappeler par-là Don Magnifico, Candida Mantica le voit comme Rebecca Harris-Warrick, pour qui il est un avatar du bouffon de Marion Delorme, drame dans lequel un homme ingénu s’éprend d’une « femme perdue » qu’il croit pure et où figure un personnage bouffe. Le Théâtre Français reprend ce drame en novembre 1839 alors que les librettistes et le compositeur travaillent à L’Ange de Nisida.
Ces réserves posées, il n’est que plus facile de faire l’éloge du travail de mise en place, car le pari a été fait de représenter l’opéra dans le chantier de la rénovation du théâtre Donizetti qui aurait dû être achevée mais ne le sera que l’an prochain. Et on reconnaît sans ambages que Francesco Micheli a remporté le défi brillamment. Tous les fauteuils d’orchestre retirés, cet espace est devenu celui du jeu théâtral. Les musiciens, dans la fosse, tournent le dos au public installé sur trois étages de loges et regardent le chef adossé à la scène, sur laquelle une tribune a été édifiée pour accueillir d’autres spectateurs, et elle est comble.
Dans cet environnement a priori si peu favorable, c’est un véritable spectacle qui a été conçu et réalisé. En guise de décors, un jeu continu de projections sur l’espace dédié, les premières consistant en un tapis de feuilles de papier à musique, évocatrices de l’état de la partition. On ne saurait les mentionner toutes mais on citera celle où le blason du roi, dont Silvia s’approche, va s’entourer d’une guirlande ornementale qui constitue de fait une limite dont la favorite est prisonnière, ou encore celles des cartes d’un jeu de tarot dont les figures énigmatiques deviennent les projection des interrogations et des angoisses.
On retrouvera du reste ces figures de tarot dans les costumes de la cour lors de la cérémonie nuptiale, tenues chamarrées destinées à la destruction puisque les courtisans se dépouilleront de ces enveloppes de papier coloré pour apparaître comme les membres d’une communauté religieuse. Les artistes du chœur assument vaillamment les déplacements entre la galerie supérieure et l’espace scénique, outre évidemment leur participation vocale, globalement satisfaisante. Elle est remarquable dans la dernière partie, moins convaincante dans la première, mais encore faudrait-il pouvoir mesurer précisément l’incidence de leur situation et de leur disposition dans la galerie pour apprécier justement quelques très menues bavures.
Satisfaisantes les interprétations individuelles, à partir du premier soliste à intervenir, le ténor Konu Kim. Il a manifestement profité des conseils d’Alexandre Dratwicki, chargé de contrôler la prononciation du français, même si çà et là quelques accents laissent à désirer. Un peu serrée dans la scène initiale, la voix se détend assez vite et révèle, au-delà d’un timbre sans séduction particulière, une étendue certaine et une émission où s’allient fermeté et souplesse. L’interprète est un acteur engagé, attentif à exprimer les sentiments sans compromettre la ligne par des effets excessifs, et un chanteur courageux qui affronte les passages les plus tendus avec une musicalité certaine. Il devrait faire parler de lui.
A Roberto Lorenzi est échu le rôle de Gaspar, le chambellan imbu de lui-même. Sans doute le personnage proclame-t-il son dévouement au roi, mais sa maladresse constante et sa vanité devraient faire rire. Ici l’interprète campe une âme damnée dont le roi, à en juger par les attitudes, est longtemps la marionnette. Le chanteur, qui a belle prestance, entre dans le jeu qui lui est proposé avec une conviction perceptible dans la fermeté vocale, soutenue par un jeu d’acteur sans faiblesse. Mais toutes ces qualités ne parviennent pas à dissiper le sentiment qu’employer ainsi ce talent dévoie le personnage.
Troisième soliste à intervenir, Lidiia Fridman semble si jeune qu’on pourrait suspecter le roi de tendances pédophiles. Son extrême minceur donne au personnage une fragilité qui en fait une victime prédestinée. La production en joue, comme si le surnom « ange » était lié à une origine extraterrestre que des attributs physiques – des ailes – révèleraient alors qu’il sublime, pour les habitants de Nisida, la bonté exceptionnelle dont elle fait preuve à leur égard. C’est chez cette interprète que les distorsions dans la prononciation sont les plus nombreuses. Au début, on se dit que le rôle a été transposé tant la voix paraît pâteuse et sombre ; mais la montée dans l’aigu s’affirme et résiste, même si quelques tensions sont perceptibles dans les pointes sensibles, et le timbre se délie. La souplesse est réelle et l’interprétation théâtrale assez convaincante pour séduire.
Quatrième soliste dans l’ordre d’apparition, Florian Sempey prête une voix glorieuse, homogène, épanouie et brillante, à un personnage qui l’est beaucoup moins dans la conception représentée. Ce roi aux allures de chef vaguement mafieux est dépourvu de tout sentiment noble, et s’il chante des mots qui les évoquent, ses mimiques et ses attitudes en démentent la sincérité. De l’amour il ne connaît que la possession charnelle et il ne cache guère que les états d’âme de Silvia l’agacent profondément. Le chanteur entre sans réserve dans le jeu qui lui a été proposé, que sa maîtrise vocale contribue à consolider.
Un peu moins marquant le dernier soliste, Federico Benetti, tour à tout moine et supérieur du couvent, simplement parce qu’on attendait une voix plus profonde et plus percutante, mais il ne démérite aucunement.
Jean-Luc Tingaud dirige avec une fermeté qui n’exclut pas la souplesse l’Orchestre de l’Opéra Donizetti. Est-ce la position des musiciens, inversée par rapport aux habitudes d’écoute, qui font paraître les cors bien sonores par instants, ou certains tempi qui confèrent fugitivement au rythme cette pesanteur que raillait Berlioz ? Ou l’acoustique de la salle, perçue dans une position latérale, altère-t-elle une juste perception ? Questions au fond de peu d’importance, quand l’impression globale est la satisfaction d’avoir découvert ce presque inédit, au point de désirer le réentendre, si possible dans une version scénique plus conforme au livret reconstitué. Ce qui n’enlève rien, redisons-le, au tour de force réalisé par Francesco Micheli.