En 1919 Prokofiev tombe sous l’emprise du roman de Valéri Brioussov, L’Ange de feu, qu’il entreprend aussitôt d’adapter en livret et de mettre en musique, achevant cette même année une première version de son opéra en onze tableaux. Remaniée par la suite, l’œuvre recentre l’action sur le personnage de Renata dans une version définitive en cinq actes et sept tableaux, créée après la mort du compositeur en version de concert et en français au Théâtre des Champs Elysées (1954), puis en italien à la Fenice (1955), avant la création de la version originale russe à Prague (1981).
L’audace et l’intelligence de l’Opéra de Lyon ne sont plus à saluer, tant au fil des saisons le curieux comme le lyricomane trouve une matière toujours plus savoureuse à se mettre sous la dent. Mais quel diabolique stratagème que d’ouvrir sa saison lyrique avec cet Ange de feu littéralement incandescent et impérieux !
De bout en bout, la partition de Prokofiev s’impose comme une expérience opératique intense. Ample, radicale, protéiforme, enflammée, l’écriture musicale souscrit à une atonalité exaltée tout en recourant à un langage tonal élargi, hautement galvanisant par le jeu des contrastes. Les vocalités n’en sont en rien malmenées, mais bien poussées jusque dans leurs retranchements, duo central en tête.
Tout entière habitée de son Ange de Feu, Madiel, qui lui est apparu dans l’enfance, Renata est un être aussi brisé qu’irradiant. Secourue par Ruprecht d’une soudaine crise de délire, la jeune femme exerce instantanément son pouvoir sur son nouvel obligé. Ruprecht promet alors d’aider Renata à retrouver Heinrich, que la jeune femme considère comme l’incarnation de son Ange de Feu. Mais au travers d’une quête parsemée de magie noire et d’apparitions inquiétantes, ce sont aussi les fantasmes enfouis de Renata qui ressurgissent, et l’obsession pour Madiel révèlera la possession, celle du malin qui décidera du sort de Renata, conduite par l’Inquisiteur jusqu’au bûcher.
« Il est arrivé quelque chose à la fillette Renata qui a laissé des séquelles profondes en elle », explique le metteur en scène Benedict Andrews. Ainsi la jeune femme se voit régulièrement dédoublée en de multiples avatars, la représentant aux divers âges de son existence. Chacune habillée de ce long pull rose informe, qui cache un corps cachant lui-même autre chose, les Renata fillettes et adolescentes incarnent les obsessions et névroses tour à tour enfouies, re-questionnées, révélées. Le principe mis en œuvre contamine jusqu’à Ruprecht, à son tour démultiplié en autant d’individus qu’il est d’affects en jeu, et trouve son apothéose en une éblouissante parade des fantasmes refoulés, rendue possible par la scénographie en tournette de Johannes Schütz, qui dévoile aux yeux du spectateur chaque étape mentale et corporelle menant de l’acte traumatique à l’hystérie. Une direction d’acteurs fine et soucieuse de la justesse du moindre geste fait parler chacun des corps et attire régulièrement l’attention sur le registre du non-verbal, facilité par la sobriété et la symbolique des costumes de Victoria Behr. Enfin, les lumières de Diego Leetz, au besoin franches et crues ou mystérieuses, servent efficacement cette dramaturgie d’adéquation parfaite entre fond et forme, jusqu’à l’embrasement final et prodigieusement spectaculaire de Renata. Et c’est au spectateur d’être sous l’emprise de cet Ange de Feu, qui s’incarne en cet Inquisiteur impassible ou s’évapore dans l’épaisse fumée du brasier avec Renata…
© Jean-Pierre Maurin
Viscérale dans son engagement corporel, Ausrine Stundyte incarne Renata avec une maîtrise et une intelligence vocale qui forcent l’admiration. Se convulsant au sol comme perchée sur une table où elle se mutile, le soprano dramatique assume, de ce rôle vocal des plus exigeants, autant le frénétisme syncopé de courts motifs rythmiques et haletants, que l’émission tour à tour puissante et extatique. A ses côtés, le Ruprecht de Laurent Naouri se montre digne serviteur d’une écriture vocale tout aussi ardue. Son impeccable diction dans les récits en musique se double d’un lyrisme chatoyant, que la basse parvient à asseoir malgré la furtivité des élans mélodiques du rôle. Assurant à la fois le rôle d’Agrippa von Nettesheim et de Méphistophélès, Dmitry Golovnin donne une voix solide et souple à ces personnages dont il incarne de façon troublante le vice et la sournoiserie. La mezzo-soprano Mariam Sokolova, convainc autant en voyante excentrique que dans la Mère supérieure du cinquième acte où se révèle tout le sombre de son élégante tessiture. L’Inquisiteur d’Almas Svilpa, puissante basse, comme le Faust de Taras Shtonda, et la tenancière de Margarita Nekrasova complètent cette distribution, équilibrée jusqu’aux rôles des nonnes ou du médecin, servi par le noble timbre de Yannick Berne, sérieusement assurés par des artistes du chœur de l’Opéra de Lyon.
Entraînées dans ce grand final où culmine l’écriture orchestrale du compositeur, les choristes se montrent aussi brillantes chanteuses que comédiennes et participent pleinement à la réussite de ce tableau de montée aux enfers. Sous la baguette de Kazushi Ono, éloquente et inspirée de bout en bout, l’orchestre de l’Opéra de Lyon réalise une performance de haute volée. C’est une salle comble, tenue en haleine jusqu’à la suffocation, qui acclame avec ferveur ce merveilleux plateau, son chef et l’ensemble de cette production puissante et définitivement fascinante.