Un clafoutis, ça n’a l’air de rien, mais il faut pour le réussir savoir choisir ses ingrédients. Les cerises sont essentielles, mais ce n’est pas tout. De L’amico Fritz, on connaît le fameux duo des cerises, à la rigueur « Son pochi fiori », mais qu’y a-t-il d’autre dans le deuxième opéra de Mascagni ? Il y a d’abord une excellente pâte orchestrale, confectionnée avec une certaine dose d’invention : loin de répéter la recette qui lui avait valu un succès planétaire avec Cavalleria rusticana, le compositeur se risque à de tout autres saveurs. L’orchestre est ici léger, fruité, guilleret, avec un goût de vents très prononcé : il n’a à peu près rien d’alsacien, mais il inclut une forte touche tziganes, grâce au personnage de Beppe, le violoniste qui inspire à Mascagni de soudaines envolées instrumentales. Et il y a aussi l’intermezzo qui se prend très au sérieux, presque au tragique, alors qu’il n’y a justement ici rien de ce qui semble d’habitude nécessaire à la concoction d’un opéra digne ce nom : pas un seul mort quand le dernier acte se termine, pas une seule menace terrible suspendue au-dessus des têtes, rien qu’une toute petite intrigue légère comme un soufflé. Paolo Carignani prend bien soin de ne jamais s’appesantir, sa direction fait avancer l’œuvre à vive allure, et l’on en regretterait presque qu’elle ne s’alanguisse même pas un peu pour laisser aux protagonistes le temps de déguster ces cerises qu’ils grignotent ensemble.
A cette pâte il faut amalgamer les meilleurs fruits, car même si l’intrigue ne pèse rien, il faut quand même réunir un solide trio ou quatuor dans les rôles principaux. Brigitta Kele est une délicieuse Suzel, absolument dénuée de fadeur, comme pouvaient le laisser présager sa Musetta et surtout sa Nedda à Bastille, qualifiée de révélation par notre collègue Christian Peter : campée par la soprano hongroise, la toute jeune héroïne du roman d’Erckmann-Chatrian ne s’en laisse pas conter, car la voix possède de belles couleurs sombres et s’envole avec grâce dans l’aigu. Teodor Ilincai, en revanche, risque constamment de compromettre le délicat équilibre des saveurs car ce ténor, spécialiste des rôles pucciniens, a hélas tendance à pousser le son et à émettre tout en force ; le timbre est beau, mais bien trop appuyé. Heureusement, le baryton Elia Fabbian se montre bien plus délicat dans ses interventions, sonore juste comme il faut, avec le piquant nécessaire. De son côté, Anna Radziejewska est d’une aisance insolente dans son rôle travesti, auquel elle prête une voix solidement charpentée. Les trois autres personnages n’ont guère le temps de s’imposer car Mascagni les emploie surtout comme ingrédients complémentaires dans les ensembles : Mark Van Arsdale n’est pas très audible et son italien sonne très anglo-saxon, Sévag Tachdjian possède une voix plus savoureuse, et Tatiana Anlauf marque surtout par sa présence scénique.
Car il y a enfin, et peut-être surtout, l’artisan auquel on doit en grande partie ce succulent clafoutis : Vincent Boussard, qui sait à merveille éviter tous les écueils du trop cuit, du trop sec ou du trop sucré ; pas un instant il ne laisse retomber la pâte qui lève d’un bout à l’autre de la soirée. Dans un décor très sobre, avec un changement à vue qui surprend d’abord, les personnages évoluent avec une liberté comparable à celle des poules du deuxième acte. Rien de naturaliste cependant, malgré la présence de ces authentiques gallinacés, et le dernier tableau bascule dans l’onirisme ; après tout, Fritz extravague, dit le livret, ce qui justifie l’apparition spectaculaire de Beppe tombé des cintres, la métamorphose de David en diable tentateur et les projections qui dédoublent les personnages sur le mur du fond. Situés à l’époque de la création, les costumes de Christian Lacroix donnent des couleurs de pâte d’amande à Hanezò et Federico, placent clairement Caterina en Alsace et Beppe hors de tout conformisme bourgeois, et parent presque trop somptueusement Suzel lorsqu’elle vient à la ville. Mais l’on ne se plaindra pas que la mariée soit trop belle, ni le gâteau trop succulent. Tout cela est vivant, bouge constamment, et le plat est souvent relevé d’une pointe d’humour (ah, le retour des poules à la fin !). Encore une fois, merci Strasbourg !