En sacrifiant à un orientalisme longtemps jugé de pacotille, Léo Delibes pouvait-il imaginer que Lakmé répondrait 135 ans plus tard aux préoccupations géopolitiques de la Planète ? Ce n’est pas un hasard si l’œuvre a été choisie par le Royal Opéra House Muscat (ROHM) pour sa première production, en partenariat avec une dizaine d’autres théâtres sur plusieurs continents. Un parfum a été commandé pour l’occasion. La soirée marque un jalon dans l’histoire d’une de nos plus jeunes institutions lyriques. Pourquoi Lakmé ? A défaut de grands titres du répertoire liés de près ou de loin au Sultanat, le nombre élevé d’Indiens au sein de la population omanaise et une relative proximité avec l’Inde tiennent lieu d’affinités géographiques. Surtout, la question de la confrontation culturelle, déterminante dans cette histoire de déesse brahmanique éprise d’un officier britannique, apparaît essentielle pour une institution soucieuse de paix universelle.
Le choc des cultures cependant perdure. Certains codes du monde arabe entrent en contradiction avec la manière occidentale de représenter un opéra. Il ne suffit pas de respecter la lettre du livret et d’éviter le scabreux. Les comportements scéniques doivent aussi obéir à des règles à nos yeux strictes. On ne s’embrasse pas et s’il faut se toucher, de préférence on s’effleure.
Dans ces conditions, on ne tiendra pas grief à Davide Livermore d’avoir imaginé une mise en scène aux mouvements convenus. L’approche repose d’abord sur la poésie d’images qu’engendrent la conjonction d’un plateau inondé et de kakémonos mobiles suspendus dans les cintres, pans verticaux de toile utilisés comme autant d’écrans sur lesquels les projections vidéo de D-Wok se font l’écho du drame. Si l’effet se répète inlassablement, il n’en est pas moins efficace. Les costumes, réalisés in loco avec force moyens, déposent sur l’ensemble un sceau zeffirellien considéré à Mascate comme une référence – il ne s’agit pas d’un reproche mais d’un constat, une fois encore culturel.
© ROHM
Ce décor lacustre, en congruence avec la musique si souvent liquide de Delibes, offre l’occasion d’un ballet appréhendé pour une fois non comme le maillon faible de la représentation mais comme un de ses temps forts. L’eau gicle sous les pas de danseuses et danseur empruntés à Opera Australia tandis que Jordi Bernácer éclabousse de couleurs la partition. Le chef espagnol, en résidence depuis 2015 à l’Opéra de San Franscico, fourbit sa baguette sur les plus grandes scènes lyriques depuis une vingtaine d’année. Sa direction ne se contente pas de dépeindre ; elle raconte. Le chœur – peu intelligible, parfois dispersé mais d’une cohérence sonore jouissive – et l’orchestre proviennent, eux, du Teatro Carlo Felice de Genes. Le ROHM ne dispose pas – encore – de ressources musicales propres. L’acoustique exceptionnelle de la salle aide à saisir chacune des teintes de ce vaste nuancier choral et symphonique sans que jamais les voix ne passent au second plan.
Le nom d’Elena Mosuc en Lakmé peut surprendre qui suit de près le parcours de cette soprano dont le dernier album – exclusivement verdien – requérait une vocalité a priori étrangère aux coloratures vertigineuses de la fille du Brahmane. Dans un français mâchouillé comme une feuille de bétel, la soprano place une technique superlative au service d’une héroïne qui gagne en consistance dramatique ce qu’elle perd en légèreté. Les notes, portées par le souffle, filées, diminuées ou augmentées participent à la caractérisation vocale. L’interprétation culmine, non dans l’air des clochettes dont elle rate la dernière marche, mais au troisième acte dans la courbe délicate d’une ligne tracée d’un trait continu à la pointe fine. Là, Elena Mosuc nous offre le plus doux des « plus doux rêves ».
Bien qu’affublé d’une perruque blonde subtilisée au fils naturel de Jean Marais et Liberace, Sergei Romanovsky réussit à proposer un Gérald crédible, viril sans être brutal, aimant sans être mièvre. La langue française ne pose pas de difficultés à celui qui fut Don Carlos à Lyon la saison passée et Nadir dans Les Pêcheurs de perles à Zurich en début d’année. L’usage parcimonieux de la voix de tête n’est pas exempt de risques mais la vaillance triomphe des phrases les plus exposées.
Avec Nicolas Cavallier, Nilakantha n’est pas ce fou de Dieu dont l’intégrisme guide la tragédie vers son issue fatale mais un père, à la tendresse perceptible par-delà l’héroïsme nécessaire aux éclats furieux.
Nonobstant une prononciation perfectible, les seconds rôles se glissent avec évidence dans leurs costumes pittoresques. D’une Malika luxueuse – Raffaella Lupinacci – à une Mrs Benton cocasse – Elena Zillio – en passant par un Frédéric portant beau l’uniforme – Alessandro Luongo –, le niveau général de la distribution confirme le passage du ROHM à la vitesse supérieure.