Une conversation en musique qui se termine par un monologue de l’héroïne, voilà qui pourrait préfigurer Capriccio. Pourtant, Elina Makropoulos n’a rien d’une comtesse Madeleine, et il fallait bien tout le génie de Janáček pour intéresser le public d’opéra à une femme âgée de 337 ans, qui passe deux actes et demi sur trois à marcher sur tout le monde pour récupérer la formule devant lui permettre de vivre encore trois siècles. Celle que le compositeur surnommait « la glaciale » ne se résigne que sur le tard à renoncer à une existence qui lui pèse, malgré ses transformations successives. Son quasi soliloque final révèle toute la détresse d’un personnage qui se traîne d’une époque à l’autre, tantôt danseuse gitane sous le nom d’Eugenia Montez, tantôt chanteuse écossaise sous le nom d’Ellian MacGregor, pour ne citer que deux de ses identités successives. C’est justement sur ces différentes incarnations que Robert Carsen ouvre le spectacle monté en 2011 à l’Opéra du Rhin et revu notamment en 2013 à Venise, avec déjà la plupart des interprètes réunis pour cette reprise strasbourgeoise. Emilia Marty est cantatrice et le deuxième acte se passe dans un opéra ? C’était pain bénit pour celui qui ne cesse de remettre sur le métier ses variations sur le théâtre dans le théâtre. Le cabinet de l’avocat Kolenatý laisse voir en fond de scène la loge où la diva se prépare, le deuxième acte se passe dans un décor de toiles peintes digne de Turandot (œuvre créée quelques mois avant L’Affaire Makropoulos) et le dernier acte, qui commence dans les coulisses du théâtre, se termine sur ce même plateau nu où le spectacle avait commencé, avec son rideau et sa rampe à l’arrière-plan.
Cette conversation en musique est en fait presque un concerto pour soprano et orchestre, tant l’héroïne domine l’œuvre. Les autres personnages ont bien peu pour briller, à peine un duo un peu plus développé ici ou là, mais le compositeur a dégraissé sans pitié sa partition pour faire avancer l’intrigue au plus vite. Les figures secondaires n’en sont pas moins magistralement caractérisées par la musique et très solidement interprétées par des titulaires bien rôdés. Etaient ainsi déjà présents en 2011 le Vítek de Guy de Mey, qu’on rêverait d’entendre un jour en Astrologue du Coq d’or ; les plus épisodiques femme de ménage de Nadia Bieber et machiniste de Peter Longauer ; le Janek toujours aussi juvénile d’Enrico Casari ; le très réjouissant Hauk-Šendorf d’Andreas Jaeggi, double du Chapelier fou arrangé pour Johnny Depp par Tim Burton ; le Kolenatý affairé d’Enric Martinez-Castignani ou le Prus solennel de Martin Bárta. Trois nouveaux venus à Strasbourg en 2016 : la mezzo Sophie Marilley, fraîche Krista, l’Albert Gregor de Raymond Very, habitué du rôle dont il maîtrise les aigus meurtriers, et surtout Ángeles Blancas Gulín en Emilia Marty. Aidée par les superbes costumes de la regrettée Miruna Boruzescu, la soprano passe allègrement du statut de femme fatale à celui de goule lamentable, d’élégante garçonne maniant le fume-cigarette à celui de croqueuse d’hommes en nuisette. La voix n’est peut-être pas la plus belle du monde, avec notamment des aigus tranchants qui rappellent ceux d’Anja Silja, grande interprète du personnage mais nettement plus âgée quand elle l’aborda, et cependant l’émotion du monologue final est palpable, ce qui est sans doute l’essentiel.
Enfin, différence majeure par rapport à la création de cette production, l’orchestre et le chef ont changé (ainsi que la partition, puisque l’on dispose désormais d’une édition critique). Succédant à celui de Mulhouse, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg fait crépiter et flamboyer cette musique, guidé par la baguette experte de Marko Letonja, qui a repris en cours de route, avec De la maison des morts fin 2013, le cycle Janáček entamé par Friedemann Layer, cycle dont on aimerait que l’Opéra du Rhin le prolonge encore sur plusieurs saisons…