Drôle d’endroit pour un opéra. Niché en sous-sol dans une impasse, le long du boulevard Montparnasse devenue boulevard du crime depuis que la municipalité parisienne en a inexplicablement modifié la circulation (le traverser revient à risquer sa vie), le Théâtre de Poche-Montparnasse affiche La Voix Humaine. Ni ors, ni stucs, ni fauteuils en velours rouge, ni loges – décloisonnées ou pas –, ni marches que l’on gravit d’un pas de sénateur, mais un escalier raide qui descend dans une de ces caves dont Paris, la nuit, a le secret. De petites tables rondes cernées de chaises se serrent autour d’un piano et d’un canapé. L’intimité touche au voyeurisme lorsqu’il est donné d’assister d’aussi près à la mise à mort imaginée par Jean Cocteau puis adaptée sous forme de tragédie lyrique par Francis Poulenc. Une femme, suspendue au téléphone comme un naufragé à sa bouée, est abandonnée à l’autre bout du fil par un homme, son amant, dont on n’entendra jamais la voix mais dont les silences laissent deviner les répliques. Monologue impitoyable et cruel que Caroline Casadesus, accompagnée par Jean-Christophe Rigaud, vient d’enregistrer chez Ad Vitam Records et rejoue chaque lundi jusqu’au 11 juillet dans une version pour piano, moins courante que celle pour orchestre car longtemps interdite par les ayants droit (lire à ce propos l’article de Jean-Marcel Humbert).
© Théâtre de Poche-Montparnasse
Si l’on donne ces détails, c’est pour tenter d’expliquer combien le spectacle proposé est inhabituel, combien il se démarque des représentations d’opéra auxquelles on peut-être coutumier, combien il suscite d’émotions sans que, troublé, l’on ne sache à quel facteur en attribuer la force si ce n’est la conjonction d’éléments dont la somme fait la valeur : la proximité avec les artistes ; la partition choisie, d’une intensité décuplée par l’absence d’artifices orchestraux ; l’interprétation qu’en propose Jean-Christophe Rigaud, d’une précision clinique dans son traitement des silences, éloquente lorsque la musique se fait descriptive, compassionnelle parfois, secouée de spasmes jusqu’à accepter, résignée, la douleur de la séparation (le thème conclusif d’une douceur amère à tirer les larmes) ; la mise en scène de Juliette Mailhé, fidèle au texte mais suffisamment libre pour ne jamais se figer ; la composition de Caroline Casadesus, si intimement vécue que la voix donne à chaque instant l’impression qu’elle va se briser ; le teint diaphane et le chic de la silhouette, frêle et crispée ; l’exactitude du geste ; le timbre dont les griffures servent l’expression ; la manière dont chaque mot est si exactement traduit que le « sprechgesang » qui souvent prévaut apparaît justifié ; certaines répliques dont l’inflexion frappe l’oreille au point qu’on a l’impression de les entendre pour la première fois ; la folie que l’on pressent et qui parfois laisse à penser que des deux, l’homme n’est pas forcément le monstre, que sa supposée lâcheté est un réflexe de survie, l’unique moyen de se débarrasser de cette femme qui l’enserre, le questionne, le supplie, le harcèle jusqu’à l’étouffer.
On ne s’immerge pas dans cette atmosphère suffocante sans avoir préalablement pris une large respiration. La dame de Monte-Carlo, autre monologue composé par Poulenc sur un texte de Cocteau trois ans après La Voix humaine, mais d’une portée dramatique moindre, accomplit le rite préparatoire d’un sacrifice trop humain.