On parle souvent de capital sympathie pour désigner une aptitude à susciter chez autrui une inclination affective inconditionnelle et irraisonnée. Annick Massis à n’en pas douter appartient à la catégorie d’artistes qui dispose auprès du public de cette faculté. Qu’elle apparaisse sur scène et la salle palpite, les applaudissements crépitent, les « brava » fusent. La notion de capital émotionnel, qui consiste en une propension naturelle à instiller des émotions, est moins couramment employée. Pourtant là encore, la Francesina, comme l’appellent affectueusement les Italiens, n’est pas en reste.
Dès le premier « allo » dans cette Voix Humaine de Cocteau mise en musique par Francis Poulenc, on s’accroche à l’accoudoir de son fauteuil car la petite heure que dure la pièce s’annonce de celles dont on ne ressort pas indemne. En décrire l’effet s’avère plus simple qu’en analyser la cause. Un timbre griffé, une présence, une détresse, une somme de signes intangibles à laquelle s’ajoutent d’autres facteurs plus objectifs : l’articulation, indispensable pour que l’essentiel du texte puisse être saisi dans ses moindres intentions ; l’utilisation d’une palette subtile de couleurs afin de surligner les mots ; le travail sur le geste scénique et vocal de manière à ce que cette histoire de femme pendue au fil du téléphone continue de conserver vraisemblance et pertinence à l’époque de la 5G. Même les fêlures de la voix, ces marques inévitables laissées par le temps, deviennent leviers d’expression.
© Olivia Kahler
« Elle » ainsi interprétée dans une Salle Gaveau devenue théâtre par l’ajout sur la scène de quelques éléments de mobilier qu’Annick Massis utilise pour régler sa propre mise à mort, s’impose avec une évidence qui, à la fin de la soirée, met le public debout. Dégagerait-elle la même force émotionnelle si Antoine Palloc ne lui offrait la meilleure des répliques ? Car dans cette version pour piano de La Voix humaine, l’instrument n’accompagne pas, ne commente pas ; il ponctue, il questionne, il torture, il se tait aussi – et ces silences dont la longueur est laissée par Poulenc à la liberté des interprètes peuvent être insoutenables. Percussif quand il lui faut imiter la sonnerie du téléphone ou imager les soubresauts des sentiments, lyrique les rares fois où la digue mélodique accepte de céder, étagé sur un large spectre de nuances, du gémissement au rugissement, voilà un piano que son pianiste a doué de parole.
Les derniers accords d’une violence irrespirable rendent dispensable le bruitage final – un coup de feu absent de la partition – qui paradoxalement réduit l’impact de la conclusion. Un bis après une telle claque serait malvenu. C’est pourquoi Annick Massis, prévenante, avait amorcé la soirée par un air de la Sonnambula, où s’exposaient en un camaïeu sépia non exempt de nostalgie toutes les qualités de souffle et de ligne qui contribuent à la doter de ce capital unique.