Rarement représentée jusqu’ici, La vera costanza, ce dramma giocoso qui mêle buffo et seria est directement issu de l’École de Naples. Le propos est essentiellement théâtral, avec des récitatifs secco très enlevés, des arie courts parfois précédés de récits accompagnés très expressifs et de nombreux ensembles. Ce qui séduit tout d’abord dans le spectacle proposé par l’Opéra de Rouen, c’est le talent dramaturgique du chef d’orchestre Jérôme Correas qui maîtrise parfaitement cette partition dynamique et variée et sait la mettre en valeur : belles sonorités, en particulier celles des cordes (en boyau, avec des archets classiques), accents très expressifs, contrastes subtils, ruptures saisissantes, le tout conduit sur un rythme haletant, particulièrement lors des magnifiques finales qui précipitent l’action. Ce qui frappe également, c’est la complicité du chef d’orchestre avec les chanteurs, la précision de ses départs, et son implication dans le processus scénique. Sous sa direction, les récitatifs secco, parfaitement articulés et modulés, sont au service de l’action : du parlando cantando, voire, quand l’exige la situation, du parlando, comme le veut la tradition napolitaine.
Déception en revanche devant les difficultés du metteur en scène à mettre en valeur le livret tant décrié de Francesco Puttini, pourtant d’une grande efficacité dramatique. Très original (en particulier la versification virtuose, qui joue sur les onomatopées), le texte est à la hauteur du génie musical du compositeur. Au lieu de se laisser guider par le livret en nous faisant découvrir l’univers étrange de cet opéra ‒ une île où s’affrontent les passions en dérive de personnages déséquilibrés ou loufoques, voire psychotiques, encadrés par d’autres qui ont les pieds sur terre ‒, le metteur en scène Elio De Capitani choisit la caricature et nous présente, en scène d’exposition, une bande de personnages surexcités qui renchérissent sur le fracas de l’orage qui se déchaîne sur l’île et rivalisent d’extravagance. Les costumes disparates, faussement dix-huitième (comme trop souvent, les hommes sont beaucoup mieux servis que les femmes), ne contribuent pas à la clarté de l’action et les différents tableaux de la scénographie rivalisent de médiocrité : toiles peintes, grossières pour la plupart ‒ ainsi, la mer en furie est figurée par des toiles bleues trop lourdes et agitées en dépit du bon sens ‒ et éléments de décor en polystyrène expansé mal dégrossi : un bateau (le plus réussi), deux phares/tours et un bosquet, sur trois ingénieuses plaques tournantes. Ce n’est pas un dramma giocoso, c’est une farce.
Toutefois, la dichotomie entre la fosse et l’orchestre se réduit au fur et à mesure que l’on avance dans l’œuvre. Elio De Capitani est peu à peu entraîné par l’ardeur du chef d’orchestre à raconter cette belle histoire et la déforme de moins en moins. La pantalonnade et les conventions théâtrales cèdent en partie la place au réalisme psychologique, qui révèle la profondeur des sentiments.
Gianluca Margheri interprète le seul personnage directement issu de la Commedia dell’arte, Villotto, un vieux matamore que la Baronne Irene veut faire épouser à la pêcheuse Rosina afin d’éviter à son neveu le Comte Errico de se mésallier. Au début, dans la mascarade ambiante, il doit surjouer, ce qui le dessert. Mais au fur et à mesure que le jeu d’acteur de certains personnages s’intériorise, le sien prend tout son relief grâce au contraste entre son jeu scénique burlesque, son timbre homogène et généreux de baryton-basse et son impeccable interprétation musicale, en particulier lors du grand air semiseria de l’acte II « Già la morte… ».
Les seuls personnages équilibrés sur cette île (Rosina mise à part), qui ramènent à la raison les égarés, souffrent de la direction d’acteur. Elier Munoz tire son épingle du jeu en conférant son assurance vocale et scénique au pêcheur Masino, qui feint la folie pour mieux ramener les autres à la raison. Ariana Donadelli en Lisette réussit à surmonter le triple handicap d’un costume ridicule, d’une perruque orange et d’une gesticulation permanente grâce à un soprano léger pur et lumineux et à une identification personnelle à ce rôle qui préfigure Despina. La voix souple et lyrique de Suzanne Cordón et son timbre quelque peu métallique conviennent au personnage maléfique de la baronne Irene. Son jeu outré évolue vers un peu plus d’intériorité, comme celui de Sang-Jun Lee, ténor lyrique au timbre sombre, en marquis Ernesto. Face à lui, l’Errico du ténor mozartien Patrick Kabongo paraît éthéré, venu d’ailleurs, ce qui aide à caractériser ce personnage égaré, à la mémoire défaillante, qui oublie son mariage secret dès qu’il se trouve face à une belle femme. L’interprète se surpasse dans l’air de la folie où il se prend pour Orphée aux Enfers, précédé du magnifique récit accompagné « Ah ! Non m’inganno… ».
Le tempérament de feu de Federica Carnevale convient parfaitement au personnage central Rosina, l’épouse fidèle abandonnée et persécutée, mais son costume hybride (mi-pêcheuse mi-bergère) et sa perruque aux anglaises brunes mal peignées lui enlèvent toute aura bien que son jeu soit d’une grande justesse. Il faut fermer les yeux pour apprécier pleinement la beauté de sa voix ronde et charnue, particulièrement émouvante dans le « Dove fuggo » (acte II) où elle cherche à échapper aux assassins qui la poursuivent, elle et son enfant. Cependant une voix plus sombre d’alto-mezzo aurait mieux convenu à ce magnifique rôle seria incarnant la fidélité conjugale.