Dans un entretien pour le quotidien belge Le Soir, Speranza Scappucci revenait ces jours-ci sur le contexte dans lequel la réalisation de cette Traviata diffusée en streaming s’est déroulée. Comme tant d’autres maisons à travers le monde, l’Opéra royal de Wallonie-Liège est fermé depuis un an et seule une Bohème avec formation réduite a été donnée à l’automne. Il y a quelques semaines, le théâtre perdait en outre son directeur emblématique, Stefano Mazzonis di Pralafera, suscitant une vive émotion. Hormis le concert d’hommage organisé à sa mémoire, la cheffe principale, depuis 2017, de l’institution liégeoise, souhaitait proposer très rapidement une version semi-scénique de La Traviata, l’œuvre qui devait être à l’affiche pour célébrer le bicentenaire de cette maison en novembre 2020, et qui devait à ce titre reprendre la production réalisée par Stefano Mazzonis en 2009. C’est la raison pour laquelle, puisqu’il s’agit du premier spectacle lyrique où tout l’orchestre et le chœur sont réunis depuis des mois, cette représentation est dédiée elle aussi au directeur et metteur en scène disparu, dont on croit d’ailleurs reconnaître la voix enregistrée dans la lecture de la lettre que Giorgio Germont fait parvenir à Violetta au dernier acte.
Pour pouvoir réussir ce pari dans cette salle relativement petite et dans les conditions actuelles, il a bien sûr fallu prendre d’importantes précautions, en particulier s’agissant du dispositif technique. De grandes plaques de plexiglass séparent l’orchestre, placé sur le plateau – lequel a été agrandi vers la salle – des interprètes qui évoluent à l’avant-scène. Le chœur, masqué tout comme les musiciens non-souffleurs, est réparti dans le parterre et les loges. Cette disposition oblige la cheffe d’orchestre à diriger en quelque sorte à 360°, ce qu’elle fait avec un naturel confondant, bondissant sur son podium en alternant demi-tours et tours complets pour rassembler tout son monde.
Le résultat musical, disons le d’emblée, est très réussi, avant tout parce qu’on entend parfaitement ce qui fait beaucoup du prix de la musique de Verdi : le théâtre. Pas la théâtralité, mais bien le théâtre, avec ce qu’il comporte d’émotion et de relief, de caractérisation et de drame.
Speranza Scappucci ne traîne pas, ce que les amoureux des préludes un peu alanguis –notamment celui de l’acte III- pourront peut-être lui reprocher. Il y a de l’urgence dans sa direction. Le brindisi est mené à vive allure, tout comme la fête chez Flora au deuxième acte (les bohémiennes et les matadors vont tambour battant) ; le duo-duel entre Alfredo et Violetta chez Flora, juste avant l’horrible affront que le premier va faire à la seconde, est d’une tension extrême, parfaitement illustrée par les coups de fouets très secs de l’orchestre. Homogène, puissant sans être écrasant, ce dernier laisse aussi ses propres instrumentistes donner le meilleur d’eux-mêmes (la flûte, au moment du malaise de Violetta au 1er acte ; la clarinette qui accompagne l’épisode douloureux de la lettre de rupture que Violetta doit écrire à Alfredo ou encore le hautbois de l’« Addio del passato »).
Mais vitesse ne signifie pas précipitation, Scappucci laisse aussi respirer ses chanteurs. Nous avons eu l’occasion, déjà, de saluer ici ses grandes qualités de cheffe lyrique et elle en donne une nouvelle démonstration, par les atmosphères que dessinent les nuances, les notes tenues (les cuivres sépulcraux, presqu’assénés, au dernier acte, après les mots littéralement expirés de Violetta « che vivere ancor vogl’io »), les rallentandi…. Trop appuyés, ces effets pourraient devenir outranciers, ils sont ici équilibrés et servent pour le mieux la partition.
La mise en espace de Gianni Santucci s’appuie sur des éléments simples. Dès le prélude, quelques protagonistes se hasardent dans la salle où trainent les vestiges d’une table de jeu, comme des ombres surgies d’un temps révolu. Sur scène, on verra encore une table, une chaise et un secrétaire, un cadre contenant une photo des jours heureux, un coffre et un lit. Pour l’atmosphère, des images sont projetées en fond de scène : de riches salons festifs au premier acte, une campagne et des jardins au deuxième notamment. Les solistes, en costume, entrent et sortent par les loges de côté ou la salle. Mais ce qu’il faut saluer, c’est bien le jeu des interprètes qui, tous, s’efforcent de donner corps à leur personnage, à l’incarner de façon crédible, et c’est globalement réussi, prenant et émouvant, même lorsqu’on a vu cet opéra cent fois. Vieux débat s’il en est, on ne peut s’empêcher de penser qu’il vaut mieux de bonnes mises en espace (voire des versions de concert) comme ici plutôt que de mauvaises mises en scène.
Au jeu de l’interprétation, voire de l’incarnation, Patrizia Ciofi peut en remontrer à bien de ses consoeurs. Voici presque 30 ans qu’elle a fait de ce rôle l’un des phares de sa carrière. Certes, la voix recèle une certaine fragilité, comme un voile ici ou là. Mais on ne pourra pas nier que le chant conserve une ligne, une technique, un souffle, un éclat, qui restent confondants. Sans doute y a-t-il eu plusieurs phases d’enregistrements, on le voit dans certains raccords du montage, mais la prestation n’en est pas moins digne de son héroïne. Et puis si fragilité il y a, Ciofi s’en sert admirablement et ne triche pas. N’incarne-t-elle pas une femme usée par sa vie de demi-mondaine, au point d’arracher et de jeter avec dégoût, à la fin du 1er acte, la robe rouge qui l’incarne ? Ne veut-elle pas plutôt jouir, même tard, d’un amour sincère et désintéressé puisque ce n’est pas la vieillesse qui la guette, comme le lui assène ce mufle de Germont père, mais bien la mort, sans autre étape que la maladie et la souffrance ? Tout cela, la chanteuse le montre sans fausse pudeur et avec une vraie intelligence du rôle, qu’elle connaît il est vrai si bien. Quant aux esprits chagrins qui noteront qu’elle ne va pas jusqu’au mi bémol, devenu une sorte d’étalon de la réussite du « Sempre libera », on pourra toujours rappeler que ce dernier n’est écrit nulle part ailleurs que dans une certaine tradition interprétative et en tout cas pas sur la partition originale.
Dmitry Korchak et Patrizia Ciofi – Acte II © Opéra Royal de Wallonie-Liège
La voix juvénile et agréable de Dmitry Korchak convient bien à Alfredo, qu’il interprète lui aussi de façon crédible, sans faille ni outrances. C’est particulièrement le cas au deuxième acte en homme amoureux, avec l’air « De miei bollenti spiriti », puis la cabalette qui suit ; mais aussi en amant jaloux aveuglé à la fois par la colère et l’ivresse et qui commet l’insulte suprême en jetant à la face de Violetta le gros paquet de billets qu’il vient de gagner au jeu. Les duos avec l’héroïne, dès le 1er acte, sont d’ailleurs particulièrement réussis et, là encore, très bien soutenus par un orchestre attentif.
De Giorgio Germont, Giovanni Meoni possède sans doute le cantabile requis en plus d’une diction remarquable. Mais la voix du baryton est ici un peu claire et le personnage manque d’autorité, un peu extérieur à ce drame qu’il provoque pourtant.
Caroline de Mahieu est une Flora chaleureuse, dans l’attitude comme dans la voix ; l’Annina de Julie Bailly est sonore et émouvante, tout comme le Grenvil d’Alexei Gorbatchev. Les autres comprimari ne déparent pas l’ensemble et proviennent d’ailleurs eux aussi de la troupe maison. Le chœur, malgré sa disposition, voire sa dispersion, est pourtant très homogène et donne une impression de puissance réjouissante.
Oui, décidément, le besoin de se retrouver, de jouer ensemble – comme le souligne Speranza Scappucci dans l’entretien précité – n’est pas étranger à l’émotion que l’on ressent après avoir écouté cette Traviata si particulière. Un sentiment bien précaire, il est vrai, car nous sommes une fois de plus derrière nos froids écrans, mais qui contient en lui la promesse que nous aurons tous, et les artistes en tout premier lieu, un « avvenire migliore » et qu’il finira bien par se conjuguer au présent…