Avec ses airs à grand succès et sa protagoniste de braise, subversive et sensuelle, Carmen est l’opéra le plus joué au monde. Il n’est donc guère étonnant que le sujet populaire, fait de chair et de sang, de passion et de déraison, ait donné lieu à une foultitude de lectures plus ou moins inspirées, et surtout à une adaptation, celle de Peter Brook et Jean-Claude Carrière sur la recomposition musicale de Marius Constant. Cette Carmen revue et recomposée donne ici la possibilité de proposer un diminutif de Carmen, avec quatre chanteurs, deux comédiens, et quinze instrumentistes, ce qui n’est pas négligeable en ces temps d’économie drastique. Cette relecture musicale et théâtrale de Carmen ramène ainsi l’action à l’essentiel, en débarrassant l’œuvre des oripeaux d’un certain folklore hispanisant, de tous ces personnages secondaires qui dispersent l’intrigue de la brûlante destinée d’une femme qui meurt d’avoir été libre et qui trouve une résonnance particulière dans notre époque.
Brook et Carrière ont repensé et réorganisé l’histoire de Carmen sur une réduction de la partition originelle, laquelle recompose la construction même de l’œuvre. L’air des cartes ouvre l’histoire, comme pour la placer sous le signe funeste du destin. « Je dis que rien ne m’épouvante » devient un duo entre Micaëla et Carmen, dans lequel les deux rivales (dans cette version, la seconde a blessé la première au visage, en lieu et place de la rixe avec une autre cigarière) partagent le temps de cette parenthèse les mêmes émotions sur un destin qu’elles pressentent, toutes deux, funeste. Enfin, la confrontation finale de Carmen et de Don José, n’est ponctuée ni de cris ni de larmes, et pas davantage de menaces. Don José poignarde Carmen discrètement dans un coin de la scène à l’abri du regard du public. Rideau.
Rideau…pas tout à fait ici, où cette tragédie (qui est pourtant une expression purement théâtrale) se déroule sur la scène sans décor ni mise en scène proprement dite mais dans une mise en espace. Les chanteurs côtoient l’orchestre et se déplacent au-devant de la scène en tenues de concert donnant ainsi au drame qui se noue une intemporalité bienvenue. Seule Carmen, en robe rouge et châle noir, s’ancre d’emblée dans l’inconscient collectif de l’auditoire, aux rives d’une Espagne Mériméenne écartelée entre liberté, passions et traditions. Assise à une table, en ouverture du spectacle, elle distribue les cartes (au sens propre comme au sens figuré) d’un destin qu’elle sait inévitable.
Tout repose sur les épaules de quatre chanteurs (et des deux comédiens complétant la distribution dans Zuniga et Lila Pastia) et ce d’autant qu’ils doivent, outre chanter, se mouvoir dans un espace limité dont ils prennent tous possession avec aisance. La liberté de leurs mouvements, presque chorégraphiques, faisant écho à la liberté de l’héroïne, donne une fluidité supplémentaire à une histoire qui se veut aller à l’essentiel. La liberté n’est toutefois pas toujours source inspirée à l’image de cette danse en free style, exécutée par le personnage de Zunigua, qui fait virer la séquence de l’auberge au granguignolesque. Zuniga est ici vu comme un personnage dont le comique lui échappe et tourne ses interventions parfois au grotesque. Cela ne remet nullement en cause le talent du comédien qui l’interprète, il s’agit ici de l’approche qui apparaît maladroite.
Vocalement, les chanteurs offrent une distribution homogène et l’on sent entre eux une synergie évidente sur scène. La mezzo-soprano Julie Robard-Gendre est ensorcelante dans le rôle-titre. Sa Carmen attise les braises et entretient avec chacun des personnages un jeu d’ardente séduction, y compris avec Micaëla qu’elle défie autant qu’elle provoque en l’enlaçant et l’embrassant sur la bouche. Elle est sans limite et sa liberté est totale. Carmen semble être une seconde peau pour son interprète tant elle prend possession du personnage en devenant la femme séductrice et charnelle voulue par Mérimée. D’une présence scénique saisissante, Thomas Dolié incarne un Escamillo plein de charmes. La noblesse de l’engagement, les qualités expressives de l’artiste, la beauté du timbre, et sa technique redoutable donne à son Escamilo une dimension qu’il a rarement sur scène. Le ténor Sébastien Droy, au timbre agréable, nous livre un air de la fleur particulièrement touchant ainsi qu’un très beau duo avec Escamillo. Toutefois, la voix manque parfois de volume et d’épaisseur, notamment à la fin du duo avec Micaëla, où l’orchestre couvre le chanteur. On rend grâce à Marianne Croux de conférer à Micaëla une belle maturité. Cela change des incarnations naïves et ingénues qu’il nous est trop souvent données à voir. Vocalement, on attendrait toutefois plus d’homogénéité dans le registre aigu mais le phrasé impeccable de la chanteuse lui permet de donner à son personnage une belle intensité.
La présence sur scène de l’Ensemble Miroirs Etendus fait de lui un protagoniste à part entière. Dans la version de Marius Constant, les instrumentistes, sont exposés au premier plan et s’expriment musicalement presque comme des solistes, ce qui crée parfois des décalages entre orchestre et chanteurs, mais Fiona Monbet veille scrupuleusement à l’équilibre et sait corriger les infimes écarts, en dirigeant d’une main ferme son ensemble.
Il est toujours agréable de retrouver cette tragédie de Carmen surtout dans une inattendue parenthèse matinale. Elle fédère tant les amateurs de théâtre que les amateurs d’opéra qui veulent échapper aux clichés habituels d’une Espagne fantasmée.