Présenté comme un spectacle comique et fantastique, peut-être pour atténuer la crudité de certains détails scabreux de son argument – un médecin spécialiste du rajeunissement greffant à un chien les organes virils de la reproduction et l’hypophyse d’un être humain – Cœur de chien d’Alexander Raskatov n’est en vérité ni l’un ni l’autre. Fondé sur la nouvelle satirique homonyme de Mikhaïl Boulgakov (qui ne fut pas publiée de son vivant), cette œuvre qui ressortit au théâtre musical engagé est une fable grinçante et cruelle, qui ne recule pas devant le réalisme sordide. La mise en scène efficace et d’une grande inventivité de Simon McBurney rend justice à cette dimension, avec un sens du contraste et du misérabilisme qui rappelle le Musiktheater de Brecht et Weill. L’opération est une réussite – le chien devient un homme – mais aussi un échec : « D’un brave chien, j’ai fait un homme abject », reconnaît le savant. Charikov, ou Bouboule dans le texte français, prenant le nom officiel de Poligraf Poligrafovitch, devient le plus zélé et le plus corrompu des suppôts du régime soviétique. Les greffons provenaient d’un ivrogne mort dans une bagarre.
L’utilisation d’une cloison mobile qui rétrécit et augmente l’espace, les décors de Michael Levine, s’enchaînant en succession rapide et fourmillant de détails, admirablement servis par les projections vidéo de Finn Ross, restituent le climat général de surveillance étroite et de suspicion et, en phase avec les costumes de Christina Cunningham, les images surannées des années vingt du vingtième siècle en Union soviétique. Le grotesque, qui n’est ici que rarement burlesque, bénéficie d’effets appuyés, proprement expressionnistes, dans une emphase démonstrative presque didactique. Parmi ces images glaçantes, voire horrifiques comme les scènes grand-guignolesques d’opérations, se glisse parfois un zeste de fantaisie : c’est le cas, au début, ainsi qu’à la fin, de la marionnette du chien Charik, animée par tant d’opérateurs qu’on a parfois du mal à distinguer les contours du chien lui-même, comme dans un exercice de distanciation ; et dans l’intervalle, du personnage du chien devenu homme, véritable métamorphose à laquelle se livre avec une aisance confondante le ténor Peter Hoare, affublé de tics canins et d’une démarche animale parfaitement crédibles.
Musicalement, Cœur de chien tient aussi d’une improbable opération mêlant des genres différents – entre autres, récitatif monteverdien, chant grégorien, musique militaire soviétique, chants folkloriques russes, chœurs orthodoxes, coloratures baroques –, produisant des plages de belles harmonies et des moments assourdissants, notamment à la fin de chacun des deux actes, le dernier se terminant sur les voyelles de Charikov (le nom du chien-homme) vociférées au mégaphone par seize chanteurs et reprises plusieurs fois de suite crescendo en montant dans l’aigu. Tension extrême, à la limite du supportable, accompagnant sur scène une prolifération d’hommes-chiens s’apprêtant à dévorer l’humanité, et qui exclut définitivement de voir dans cet opéra une œuvre « cocasse » ou « surréaliste », comme on a pu le lire.
Toutefois, les greffes musicales et opératiques réussissent dans l’ensemble et contribuent au renouvellement d’un genre qui, par définition, est hybride. Vocalement, le compositeur sollicite les registres extrêmes des tessitures, ce qui nous vaut non seulement la mise en valeur des deux voix du chien Charik par la soprano Elena Vassilieva, déployant sa raucité dans un mégaphone, et par le contreténor Andrew Watts (suggérant l’équilibre de la dualité chez l’animal avant sa transformation) mais aussi les extraordinaires vocalises de Zina, interprétée par la soprano Nancy Allen Lundy, et l’utilisation du suraigu par Charikov, le chien devenu homme, remarquable Peter Hoare qui excelle dans cette palette de nuances et le fébrile enchaînement des répliques. Les barytons Sergei Leiferkus et Vilke Rusanen, voix puissantes et diction exemplaire, sont parfaits dans leurs emplois de professeur et d’assistant, le premier avec toute la morgue, la dignité et le tranchant, si l’on peut dire, qui conviennent au personnage, le second dans cette position de double rappelant les couples maîtres/valet de l’opéra classique. Toute la distribution, au reste, est de bonne qualité, comprenant également des artistes de l’Ensemble vocal « Il Canto di Orfeo ».
Au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, le chef britannique Martin Brabbins insuffle un rythme et une énergie communicatives. Le public a réservé un triomphe, le soir de la première, aux interprètes comme au metteur en scène et au compositeur.
À l’Opéra National de Lyon jusqu’au 30 janvier 2014.