Entendre deux fois la même œuvre rare à quelques semaines d’intervalle, dans deux interprétations différentes, est-il nécessairement néfaste pour la seconde version ? La deuxième écoute rend-elle toujours plus sensible aux éventuelles faiblesses et longueurs ? Par une étrange coïncidence, Genève affiche après Paris La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski, également en version de concert, mais avec des effectifs tout autres. Et il était prévisible que la succession serait difficile, après la bouleversante prestation de l’équipe du Bolchoï dirigée par Tugan Sokhiev à la Philharmonie le mois dernier.
En adaptant la pièce de Schiller, Tchaïkovski a rétabli le bûcher pour son héroïne, mais ce qui manque à cette soirée genevoise, c’est pourtant l’ardeur, l’étincelle, la flamme, cet embrasement général qui rendait inoubliable le concert parisien. Au Victoria Hall nous est proposée une bonne interprétation de La Pucelle d’Orléans, mais pas l’expérience quasi mystique dont le 17 mars aura laissé le souvenir.
Certes, l’Orchestre de la Suisse romande est un très bon orchestre, et le Chœur de l’Opéra de Genève, préparé par Alan Woodbridge, un très bon chœur mais, à l’heure où l’on parle beaucoup d’internationalisation de la musique, il est rassurant de constater que les artistes russes ont conservé une certaine spécificité sonore. On ne retrouve pas à Genève ces saveurs acidulées des bois, chez les instrumentistes, ou ce creux des basses, chez les choristes : non, les interprètes sont ici occidentaux, et cela s’entend. Slave, en revanche, Dmitri Jurowski l’est, mais il ne semble pas possédé par la partition comme l’était apparemment Tugan Sokhiev, et même s’il réduit le ballet du deuxième acte à la portion congrue, sa direction plus placide ne nous fait pas accepter aussi facilement les quelques passages moins inspirés de l’œuvre.
Certes, Ksenia Dudnikova est une belle mezzo, à la voix sonore et à la plastique avantageuse (il s’agit d’une version de concert mais, à la scène, cela compte, quoi qu’on en dise). Pourtant, elle n’est « que » mezzo, pour ainsi dire, et le rôle de Jeanne a été écrit de manière assez impossible, à tel point que le compositeur dut rapidement l’aménager pour le rendre moins difficile. Malgré tout, Anna Smirnova était à Paris une torche vivante, et si elle chante aussi Amneris ou Azucena, comme Ksenia Dudnikova, elle alterne régulièrement ces rôles avec Abigaille ou Odabella, ce qui en dit long sur ses moyens. Après des aigus d’abord précautionneux, la Jeanne genevoise s’affirme peu à peu, mais le timbre garde une certaine opacité qui ne lui permet pas de transcender les limites de sa catégorie vocale.
Autour de l’héroïne, la distribution est inégale, même si elle compte quelques très beaux points forts. Boris à Marseille, Dodon à Bruxelles et Madrid, Alexey Tikhomirov est en train de devenir indispensable sur les scènes occidentales, et campe ici un superbe Thibaut, dont il fait bien autre chose qu’un simple méchant. Roman Burdenko est un Dunois admirable d’agressivité, et l’on comprend qu’il ranime l’énergie défaillante de son roi. Boris Stepanov est un Raymond délicieusement juvénile, et Boris Pinkhasovich un Lionel délicat. Membres de la Troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, Migran Agadzhanyan et Mary Feminear s’efforcent de donner vie à leurs personnages : Charles VII a de grandes facilités dans l’aigu, malgré une couleur de timbre un peu nasale, et Agnès Sorel aurait encore quelques progrès à faire aux deux extrêmes de la tessiture, pour rendre son grave plus audible et son aigu moins acide. Leur confrère Alexander Milev fait meilleure impression en Bertrand, où il déploie une grande et prometteuse voix. On est plus perplexe devant Marek Kalbus : soit l’interprète était souffrant, soit il s’agit d’une erreur de casting, car là où l’Archevêque du Bolchoï, authentique basse, n’était que gravitas et onction pontificale, on entend ici un baryton court qui s’époumone en vain.